Pierre Lévy, L’hypersphère publique

by gabriella

Questo nuovo articolo di Pierre Lévy è uscito su “Medium”, VIII (2011), 29 ed è stato ripubblicato da Cosmopolis.

I temi sono quelli  tradizionalmente cari a Lévy, affrontati con l’approccio sviluppato a partire da Cyberdémocratie. Essai de philosophie politique (2002, tr. it. Cyberdemocrazia. Saggio di filosofia politica, Mimesis, Milano 2008). Benché la sua filosofia del cyberspazio non brilli per senso critico e concretezza sociologica (e sì che è stato allievo di Serres e Castoriadis), Lévy ha comunque il dono di riepilogare in modo intelligente ciò che altri direbbero in sei volumi. Questo saggio sulla nuova sfera pubblica (particolarmente i paragrafi La nouvelle liberté d’expression, d’écoute et d’association, L’alphabétisation à l’intelligence collective De l’opinion publique à l’intelligence collective) è quindi davvero utile per fare il punto delle trasformazioni, delle opportunità e delle sfide (soprattutto educative) della digitalizzazione del mondo [traduzione mia in corso].

 

Le médium numérique

Le médium numérique du début du XXIe siècle se caractérise par une possibilité d’expression publique, d’interconnexion sans frontières et d’accès à l’information sans précédent dans l’histoire humaine. Ce médium est en train de remplacer, tout en l’absorbant, l’ancien système des médias structuré par l’édition papier, le cinéma, les journaux, la radio et la télévision. Dès le début des années 2000, il m’apparaissait que la croissance du médium numérique se traduirait par une transformation radicale de la sphère publique qui aurait de profondes et durables conséquences politiques[2]. Déjà, en 1999, des collectifs de militants s’organisaient en ligne de manière souple et décentralisée pour manifester contre l’OMC et le FMI à Seattle. Bien mieux, grâce l’outil techno-social Indymedia[3], ils témoignaient de leur action en temps réel et à l’échelle mondiale sans passer par les médias unidirectionnels traditionnels. En utilisant à fond les nouveaux vecteurs de communication, la victorieuse campagne d’Obama en 2008 a montré dans quel médium se jouait désormais l’opinion publique. Wikileaks et ses émules sont devenus des acteurs majeurs du jeu politico-diplomatique mondial. Les révoltes arabes de 2010-2011 se sont organisées en ligne par Facebook et Twitter et leurs acteurs ont tous à la main un téléphone intelligent qui enregistre et diffuse en temps réel les événements auxquels ils participent. Isolé dans ma cabane au Canada, je lis quotidiennement les titres de dizaines de journaux et de blogs de partout dans le monde, et je reçois chaque jour des centaines de tweets qui m’informent de mes sujets d’intérêts favoris.

Dall’inizio del XXI secolo, il medium digitale si caratterizza per una possibilità d’espressione pubblica, d’interconnessione senza frontiere e d’accesso  all’informazione senza precedenti nella storia umana. Questo medium sta rimpiazzando, assorbendolo, l’editoria di carta, il cinema, i giornali, la radio e la televisione. Dall’inizio degli anni ’00 è apparso chiaro che la crescita del medium digitale si sarebbe tradotta in una trasformazione radicale della sfera pubblica che avrebbe avuto profonde e durevoli conseguenze politiche[2].

Già nel 1999, dei collettivi di militanti si organizzavano online in modo agile e decentralizzato per manifestare contro il WTO e il FMI a Seattle. Meglio ancora, grazie allo strumento tecno-sociale Indymedia [3], testimoniavano della loro azione in tempo reale e su scala mondiale attraverso i media unidirezionali tradizionali. Utilizzando a fondo i nuovi mezzi di comunicazione, la vittoriosa campagna di Obama nel 2008 ha mostrato che in quel medium si organizzava ormai l’opinione pubblica. Wikileaks e i suoi emuli sono diventati attori maggiori del gioco politico-diplomatico mondiale. Le rivolte arabe del 2010-2011 si sono organizzate online attraverso facebook e Twitter e i loro portagonisti hanno tutti in mano uno smartphone che registra e diffonde in tempo reale gli avvenimenti a cui partecipano. Isolato nella mia capanna in Canada, leggo quotidianamente i titoli di decine di giornali e di blog di qualunque parte del mondo, e ricevo ogni giorno centinaia di tweet che mi informano dei miei temi preferiti.

Avant d’aborder les conséquences de l’éclosion de la nouvelle sphère publique pour la pensée politique, qui est l’objet principal de cet article, je voudrais évoquer brièvement ses déterminants techniques et démographiques. Sur un plan technologique, je tiens pour acquis l’existence des ordinateurs personnels, de l’Internet, du Web et des moteurs de recherche, qui datent du siècle dernier. Au XXIe siècle, après l’éclatement de la “bulle” de l’an 2000, le médium numérique s’est successivement enrichi de Wikipedia et des wikis (2001), de la blogosphère et de son efflorescence d’expressions personnelles et thématiques (à partir de 2002), de Delicious et d’autres outils de social bookmarking (en 2003), de Facebook et de Flickr (en 2004), de YouTube (en 2005), de Twitter (en 2006) et d’une foule d’autres médias sociaux.

Pendant la même période, les accès portables et sans fil au médium numérique se sont multipliés. L’informatique “en nuages” s’est généralisée: les matériels, les données et les logiciels d’application utilisés par les internautes sont situés à distance dans d’immenses centres de calcul. Finalement, les canaux virtuels des API[4] ont interconnecté les bases de données et les plates-formes hétérogènes du Web. Parallèlement, sur un plan démographique, le taux de connexion dans les pays riches tend maintenant à dépasser 80% de la population et la nouvelle classe moyenne des pays émergents se précipite dans le réseau. En 2011, 65% des internautes ne sont ni des européens ni des américains du Nord. La population connectée à la maison sur l’ensemble de la planète a dépassé les deux milliards avec une croissance de près de 500% depuis le début du siècle[5].

 

La nouvelle liberté d’expression, d’écoute et d’association

Le médium numérique étend ou démocratise la liberté d’expression pour au moins trois raisons: économique, technique et institutionnelle. Economique, puisque l’on peut publier textes, images, musiques, logiciels et données en général à destination d’une audience potentiellement planétaire à un coup nul ou très faible. Technique, ensuite, parce que l’utilisation des outils numérique de communication ne nécessite quasiment plus de compétences en programmation ou en formatage HTML. Institutionnelle, enfin, puisque la publication ne passe plus par les fourches caudines des comités éditoriaux, rédacteurs en chef, producteurs, et autres directeurs de chaînes qui contrôlaient les anciens médias. Il en résulte une perte progressive de monopole des médiateurs informationnels et culturels traditionnels, ce qui ne signifie évidemment pas la fin immédiate de leur influence!

Non moins important que cet élargissement de la liberté d’expression est celui de la liberté d’écoute. Le citoyen possède aujourd’hui les moyens – pour peu qu’il s’en donne la peine – de sélectionner de manière fine ses sources d’information à partir d’un éventail d’offre d’une incroyable variété, et cela à partir de quasiment tous les points de la planètemodulo les censures imposées par les dictatures. Cette sélectivité peut aussi bien se mettre au service d’une exploration de la diversité des points de vue que d’une concentration exclusive de l’attention. De plus, la disponibilité en ligne d’encyclopédies, de dossiers thématiques, de sites scientifiques et d’archives permet la mise en contexte des nouvelles et l’ajout d’une profondeur de champ intellectuelle à l’actualité instantanée. L’internaute a désormais accès aux dépêches de toutes les agences de presse, ainsi qu’à l’expression directe des acteurs et des commentateurs de l’actualité, ce qui laisse peu de privilèges objectifs aux journalistes traditionnels. 

Non seulement les distinctions entre presse, radio et TV s’estompent (du fait du caractère “multimédia” du médium numérique), mais les sites des médias classiques se mélangent et s’interconnectent progressivement à la blogosphère et aux médias sociaux pour participer à l’écosystème numérique. Les applications (les fameuses apps) pour téléphones intelligents et tablettes, les redistributions par les multiples canaux interpersonnels de Facebook et Twitter, les métadonnées (tagshashtagslikes, etc.) ajoutées par les internautes sur les informations reçues, tous ces phénomènes contribuent à construire un médium ubiquitaire, hypercomplexe et fractal que chacunnolens volens, contribue à sculpter, orienter et utiliser à sa manière. 

Puisque le médium numérique est un écosystème, nous sommes désormais obligés de bien distinguer entre les notions de source et de médium. Dans le paysage des médias unidirectionnels, les deux notions étaient presque équivalentes: un journal ou une chaîne de télévision représentaient simultanément un canal de communication et une source d’information. Ce n’est évidemment plus vrai pour le médium numérique en général ou pour les divers médias sociaux en particulier. Par exemple, «Twitter n’est pas une source d’information fiable» est une proposition qui n’a pas grand sens. En effet, tout le jeu de la communication sur Twitter consiste précisément à se connecter aux sources fiables et intéressantes (pour soi) et à filtrer les sources redondantes ou trompeuses hors de son fil de nouvelles. Ni Twitter (ou n’importe quel autre médium social particulier) ni le médium numérique en général ne sont des sources. Ce sont des canaux par l’intermédiaire desquels nous pouvons nous connecter aux sources de notre choix. Les sources, en revanche, sont des individus ou des institutions (politiques, scientifiques, agences de diffusion de nouvelles, collectifs publiant des blogs d’opinions, etc.) à qui les internautes sont appelés à accorder ou non leur confiance… et qui peuvent s’exprimer par un grand nombre de canaux. 

Conditionné par le médium numérique, l’espace public du XXIe siècle se caractérise donc non seulement par une liberté d’expression accrue mais aussi par une nouvelle possibilité de choix des sources d’information ainsi que par une nouvelle liberté d’association au sein des communautés, graphes de relations personnelles ou conversations créatives qui fleurissent dans le Réseau.

 

L’alphabétisation à l’intelligence collective

La participation active et responsable à la sphère publique du XXIe siècle est plus complexe et nécessite des compétences plus raffinées que la participation à l’ancienne sphère publique modelée par les médias unidirectionnels. De même que la lecture des journaux et des livres supposait une alphabétisation de la population, il nous faut maintenant penser une alphabétisation à l’intelligence collective dans le médium numérique. Certes, la chose peut sembler fort difficile. Mais qu’auraient pensé des scribes égyptiens de l’époque pharaonique si on leur avait dit:

Il y aura, dans l’avenir, un état de la civilisation et du développement humain dans lequel 85% de la population d’un pays saura lire et écrire.

Ils auraient probablement jugé la chose impossible! Or l’expérience historique nous prouve que la compétence de lecture-écriture n’est pas forcément réservée à une caste de spécialistes.

Eh bien, par analogie, nous pouvons (et même: nous devons) imaginer un état de la culture dans lequel les capacités d’établir des priorités, de sélectionner des sources, de filtrer l’information en fonction de sa qualité, de catégoriser et de classer les données, de synthétiser et de mettre en perspective les informations brutes et de dialoguer sur un mode civilisé ne seront plus les privilèges d’une élite mais la pratique normale, quotidienne, des participants aux conversations créatives du nouvel espace public. Je parle d’une alphabétisation à l’intelligence collective parce que chaque acte de catégorisation ou d’évaluation, chaque émission d’information, chaque retransmission de donnée, chaque enregistrement dans une mémoire personnelle (désormais contenue dans les “nuages” collectifs), chaque envoi de lien d’un site à l’autre, tout cela contribue à informer et à transformer la mémoire collective. Les participants à la nouvelle sphère publique ne sont pas seulement des auteurs, ce sont aussi potentiellement des éditeurs, des bibliothécaires, des commissaires d’exposition et des critiques. Par chacun de leurs actes en ligne, ils contribuent à l’orientation des autres participants.

«La stigmergie est une méthode de communication indirecte dans un environnement émergent auto-organisé, où les individus communiquent entre eux en modifiant leur environnement» (Wikipedia).

Le citoyen du XXIe siècle doit apprendre à pratiquer une communication stygmergique multidimensionnelle et responsable. Il devra se poser explicitement des questions du genre: «A quelle intersection de conversations créatrices dois-je participer activement pour comprendre le monde qui m’entoure, pour augmenter ma puissance cognitive?» Ou bien: «Dans quel direction mes choix de catégorisation, d’évaluation, de rediffusion et d’enregistrement des informations vont-ils faire évoluer le paysage de sens de la sphère publique?»

 

La transparence symétrique

Si nous voulons penser les effets proprement politiques de la sphère publique conditionnée par le médium numérique, il nous faut nécessairement aborder le thème des rapports de force. Quels partis, quelles puissances, seront (ou sont, d’ores et déjà), favorisés par le nouvel environnement? Ce sont, je crois, les partis ou les puissances qui sauront le mieux utiliser les armes inhérentes au medium numérique, à savoir: la transparence, l’intelligence collective et la séduction multimédia. 
Concernant la transparence il faut affirmer d’emblée que toute information qui se trouve dans le médium numérique appartient potentiellement à la sphère publique. Le secret se maintient mal dans le Réseau. Notre vie en ligne est et sera de plus en plus lisible par les pouvoirs politiques ou économiques. Plutôt que de se raidir contre cette tendance, je pense qu’il faut la chevaucher et exiger la transparence en retour des gros acteurs politiques ou économiques. C’est cette revendication de la transparence symétrique entre les participants de la communication publique qui a le plus de chances d’aboutir à une transformation durable du rapport de force politique entre les petits et les gros acteurs: une transformation favorable à une transcroissance de la démocratie. 

Tout pousse à la transparence: les nouvelles possibilités techniques de communication, les opinions publiques qui supportent de moins en moins l’opacité et la censure, les évolutions techniques en direction des logiciels à sources ouvertes ou les évolutions scientifiques vers les publications et des données ouvertes. Tout cela annonce une tendance civilisationnelle de fond. De ce fait, les pouvoirs politiques qui se maintiennent par la censure, qu’il s’agisse de limiter la liberté d’expression, la liberté d’écoute ou la liberté d’association, sont condamnés à plus ou moins long terme. Afin d’éviter tout malentendu, je ne parle évidemment pas ici de sécurité informatique (vols ou protection des numéros de carte de crédit des internautes, par exemple) ni de stratégie militaire de type cyberguerre (attaque ou défense de systèmes d’information opérationnels), mais d’une stratégie politique de conquête et de fidélisation de l’opinion publique.

Chevaucher le véhicule de la transparence suppose deux sous-stratégies, l’une offensive et l’autre défensive. Du côté de la défense, il s’agit de prendre les devants et de rendre public et accessible le maximum d’informations sur ses propres finalités et son fonctionnement interne. Cette stratégie a pour première conséquence d’éviter de se mettre en situation de subir telle ou telle révélation par une puissance adverse. La seconde conséquence, et la plus importante, est la création d’une relation de confiance entre un pouvoir politique et ses commettants. Du côté de l’attaque, la stratégie multiforme consiste à (1) rendre l’adversaire transparent précisément là où il désire le plus se maintenir dans l’opacité, c’est-a-dire à révéler des informations sensibles le concernant, (2) à contourner la censure des pouvoirs opaques, (3) à distribuer des moyens pour contourner la censure et pour rendre l’adversaire transparent.

Cette stratégie de la transparence vaut aussi pour les micro-batailles ayant pour enjeu la confiance de l’opinion, à l’échelle des billets de blogs ou des articles en ligne. Le lecteur ou l’auditeur veut savoir qui paye le rédacteur et quelles sont ses affiliations politiques. Quelles sont ses sources? Quelles sont ses connexions? De moins en moins de personnes sensées croient à “l’objectivité” ou à la “neutralité” des textes, des images ou des points de vue. Nous savons bien que tout discours est construit, qu’il résulte d’une sélection et d’une mise en forme particulière des données, qu’il obéit à un certain agenda, qu’il opère un cadrage singulier, qu’il accrédite plus ou moins subtilement certaines normes. Dès lors, comment peut-on exiger d’un auteur de news ou d’opinion une objectivité idéale et toujours contestable? C’est pourquoi la confiance, et donc la force dans la nouvelle sphère publique, ne se fonde plus sur une prétention d’objectivité mais sur une démonstration de transparence.

 

De l’opinion publique à l’intelligence collective

Une fois la confiance du public créée et maintenue par une stratégie de transparence, il s’agit de transformer la communication publique en processus d’intelligence collective et donc l’opinion en connaissance. La différence entre l’opinion et la connaissance ne tient pas à leur contenu (plus ou moins “vrai” ou “objectif”) mais à leur processus de construction. La connaissance croise des sources différentes ou contradictoires, travaille à la mise en contexte historique, géographique et culturelle des événements, explicite ses présupposés, critique ses propres processus de recueil ou d’interprétation de données et se trouve engagée dans une entreprise d’apprentissage à long terme. Les blogs, les wikis, les médias sociaux et les moteurs de recherche d’aujourd’hui doivent être conçus comme les premiers balbutiements des équipements d’intelligence collective des conversations créatives du futur. 

Les pouvoirs politiques seront de plus en plus dépendants des dynamiques complexes de collaboration et de pensée collective émergeant dans la sphère publique. Les batailles pour l’opinion se joueront donc aussi dans des domaines qui paraissaient jusqu’à maintenant relever de disciplines techniques ou académiques spécialisées plutôt que de la communication politique au sens large. Sur un plan technique, la communication politique sera amenée à perfectionner ses modes de catégorisation, de filtrage, d’agrégation et d’échange des données en ligne, en utilisant notamment des méthodes automatisées exploitant l’intelligence collective des communautés et des réseaux interpersonnels. Sur un plan scientifique, elle devra mobiliser les méthodes et les résultats de l’informatique humaniste (digital humanities) et de la gestion distribuée des connaissances. Sur le plan de la construction des identités subjectives, la communication politique devra frayer sa voie entre les divers styles de conversation créative qui émergent et se font concurrence dans le médium numérique.

La force, qu’elle soit militaire, économique, politique ou culturelle est désormais fonction de la qualité des processus d’intelligence collective qui la sous-tendent. A cet égard, la condition primordiale est évidemment humaine: il s’agit de l’alphabétisation à l’intelligence collective (voir plus haut) et des compétences en gestion stygmergique des connaissances des participants à la sphère publique. Mais ces qualités humaines doivent être pensées en articulation avec le développement de technologies intellectuelles et de modes de communication encore inédits qui sauront exploiter mieux que d’autres la disponibilité des données et la puissance de calcul désormais ubiquitaires dans le medium numérique. Le projet de l’Hypercortex appuyé sur le métalangage IEML se situe notamment dans cette perspective[6].

La séduction multimédia

De nouveaux types de rhétorique multimédia se dessinent à l’horizon de la nouvelle sphère publique. On sait qu’une vidéo virale sur YouTube, voire une simple photo en ligne, peuvent avoir plus d’effets que bien des discours élaborés. Les dimensions émotionnelle et esthétique (indissolublement liées) des messages, comme les projections identificatoires qui les accompagnent, contribuent souvent plus à forger les subjectivités politiques que les arguments rationnels, et cela d’autant plus que la formation à l’intelligence collective fait défaut. Avant la seconde guerre mondiale, la presse, la radio et le cinéma façonnaient des environnements esthetico-affectifs nationaux relativement cloisonnés. La «société du spectacle» de la seconde partie du XXe siècle, dominée essentiellement par la télévision, les magazines, le cinéma et l’industrie du disque, a commencé à transnationaliser la sphère publique et à multiplier les canaux. La sphère publique du XXIe siècle, dominée par le médium numérique, est résolument pluraliste et transnationale.

Outre le clip vidéo, ses puissances de séduction esthétique et affective dépendent de genres encore peu étudiés: les interfaces matérielles et logicielles des objets communicants (voir les succès commerciaux de Apple), les interfaces de navigation et de communication dans le médium numérique (moteurs de recherche, navigateurs, environnements des médias sociaux, “apps”, etc.) et finalement les jeux vidéo massivement multi-joueurs en ligne. Pour fixer les idées, je rappelle qu’il existe aujourd’hui douze millions de joueurs actifs au jeu “World of Warcraft”. On peut imaginer qu’une des principales directions d’évolution de la sphère publique repose entre les mains des artistes, des designers et des spécialistes de la visualisation. Déjà, le “journalisme de données” travaille à représenter visuellement de manière simple et frappante la complexité interne de grandes masses d’informations brutes. Le pouvoir de la transparence et de l’intelligence collective ne pourra se passer ni d’image, ni de musique, ni de mise en récit, ni même d’une architecture abstraite de l’information propre à rendre sensibles les interactions cognitives complexes où les citoyens de l’avenir devront apprendre à s’orienter.

 

Le nouveau dilemme theologico-politique

Je voudrais pour finir évoquer une problématique lié au caractère “virtuel” de la nouvelle sphère publique. On sait qu’un puissant mouvement d’opinion tend à considérer l’ensemble des informations disponibles en ligne comme un “bien commun” (commons), à l’instar des océans ou de l’atmosphère terrestre. Il faut distinguer ce type de bien commun d’une propriété d’état: il s’agirait plutôt d’un patrimoine collectif de l’humanité que ni des individus, ni des entreprises privées, ni mêmes des gouvernements (fussent-ils transnationaux) ne peuvent s’approprier sur un mode exclusif.

A première vue, la croissance de l’intelligence collective, et donc en fin de compte le développement humain, ne peuvent que bénéficier de l’extension du statut de bien commun au plus grand nombre possible de données numériques. Or la croissance de l’intelligence collective, même si une partie de ses sources se trouve dans le virtuel, rejaillit évidemment sur la prospérité et la puissance actuelle de communautés politiques et d’institutions économiques bien inscrites dans la réalité spatio-temporelle, matérielle et territoriale. Symétriquement, l’alimentation du bien commun informationnel en ligne dépend évidemment de la prospérité de collectivités et de réseaux de production et d’échange actuels, concrets. On entrevoit donc une tension simultanément créatrice et conflictuelle entre deux pôles: du côté virtuel, un régime de bien commun, une sorte de communisme cognitif ou informationnel et, du côté actuel, un régime d’appropriation personnel, entrepreneurial et gouvernemental, un capitalisme corporel ou matériel.

Comment concilier l’Hypercortex de l’humanité qui s’annonce à l’horizon avec la particularisation et la privatisation (à quelqu’échelle que l’on considère cette privatisation) des droits et des pouvoirs qui caractériseront sans doute très longtemps – et certainement à bon droit – une bonne part de l’existence matérielle? Telles sont, à mon sens, les données fondamentales du nouveau problème theologico-politique, un problème qui est peut-être de nature à polariser durablement les conflits politiques des siècles qui viennent. Il n’est pas question ici de traiter à fond cette question mais seulement de la pointer et d’indiquer quelques-unes des réponses que l’on pourrait lui apporter.

Je crois qu’il faut se méfier de la pureté absolue, aussi bien sous la forme d’un immaculé communisme des esprits que d’un parfait capitalisme des corps. Un pan-communisme (interdiction de toute appropriation) ou un pan-capitalisme (appropriation exclusive jusque dans la sphère de l’esprit) ne me semblent pas soutenables. Et je n’ose même pas imaginer l’utopie négative absolue que représenterait un communisme des corps combiné à un capitalisme spirituel!

J’indique finalement la solution qui me semble la plus favorable à un développement humain harmonieux. Le capitalisme corporel et le jeu légitime de l’appropriation matérielle devraient être humanisés par une goutte d’entraide ou de solidarité concrète “gratuite” ainsi que par la reconnaissance d’une zone réservée ou d’un patrimoine commun dans la biosphère physique. Symétriquement, je crois que nous aurions tout intérêt à embrasser la perspective d’un communisme de la connaissance, quitte à le tempérer par une goutte de capitalisme cognitif qui permettrait de tracer et de reconnaître les généalogies de contribution et donc d’attribuer des crédits aux créateurs. L’Hypercortex deviendrait ainsi le lieu d’une économie générale de la valeur symbolique auquel toutes les communautés pourraient s’abreuver.


[*] Il presente articolo è stato pubblicato in “Medium”, VIII (2011), 29. Si ringraziano l’autore e la rivista per aver dato l’autorizzazione a pubblicarlo in questo numero di “Cosmopolis”.
[2] Voir mon livre Cyberdémocratie, publié chez Odile Jacob en 2002. Je signale ici deux autres analyses pertinentes de cette mutation de la sphère publique: H. RHEINGOLD, Smart Mobs, Basic Books, New York 2003, Traduction Française Foules intelligentes, M2, Paris 2005; M. CASTELLS, Communication Power, Oxford University Press, Oxford 2009.
[3] Cfr. http://www.indymedia.org.
[4]«Application programming interfaces». Voir :http://en.wikipedia.org/wiki/Application_programming_interface et, en français:http://www.internetactu.net/2011/06/21/comprendre-facebook-33-linternet-des-api-le-web-des-applications/.
[5] Source: http://www.internetworldstats.com.
[6] Voir mon récent ouvrage: La sphère sémantique, tome 1. Computation, cognition, économie de l’information, Hermès-Lavoisier, Paris 2011. En anglais: The Semantic Sphere volume 1, ISTE-Wiley, London-Hoboken 2011.
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