[121] Peu avant la guerre de 1914, un assassin dont le crime était particulièrement révoltant (il avait massacré une famille de fermiers avec leurs enfants) fut condamné à mort en Alger. Il s’agissait d’un ouvrier agricole qui avait tué dans une sorte de délire du sang, mais avait aggravé son cas en volant ses victimes. L’affaire eut un grand retentissement. On estima généralement que la décapitation était une peine trop douce pour un pareil monstre. Telle fut, m’a-t-on dit, l’opinion de mon père que le meurtre des enfants, en particulier, avait indigné. L’une des rares choses que je sache de lui, en tout cas, est qu’il voulut assister à l’exécution, pour la première fois de sa vie. Il se leva dans la nuit pour se rendre sur les lieux du supplice, à l’autre bout de la ville, au milieu d’un grand concours de peuple. Ce qu’il vit, ce matin-là, il n’en dit rien à personne. Ma mère raconte seulement qu’il rentra en coup de vent, le visage bouleversé, refusa de parler, s’étendit un moment sur le lit et se mit tout d’un coup à vomir. Il venait de découvrir la réalité qui se cachait sous les grandes formules dont on la masquait. Au lieu de penser aux enfants massacrés, il ne pouvait plus penser qu’à ce corps pantelant qu’on venait de jeter sur une planche pour lui couper le cou.
Il faut croire que cet acte rituel est bien horrible pour arriver à vaincre l’indignation d’un homme simple et droit et pour qu’un châtiment qu’il estimait cent fois mérité n’ait eu finalement d’autre effet que de lui retourner le cœur. Quand la suprême justice donne seulement à vomir à l’honnête homme qu’elle est censée protéger, il paraît difficile de soutenir [122] qu’elle est destinée, comme ce devrait être sa fonction, à apporter plus de paix et d’ordre dans la cité. Il éclate au contraire qu’elle n’est pas moins révoltante que le crime, et que ce nouveau meurtre, loin de réparer l’offense faite au corps social, ajoute une nouvelle souillure à la première. Cela est si vrai que personne n’ose parler directement de cette cérémonie. Les fonctionnaires et les journalistes qui ont la charge d’en parler, comme s’ils avaient conscience de ce qu’elle manifeste en même temps de provocant et de honteux, ont constitué à son propos une sorte de langage rituel, réduit à des formules stéréotypées. Nous lisons ainsi, à l’heure du petit déjeuner, dans un coin du journal, que le condamné « a payé sa dette à la société », ou qu’il a « expié », ou que « à cinq heures, justice était faite ». Les fonctionnaires traitent du condamné comme de « l’intéressé » ou du « patient », ou le désignent par un sigle : le C.A.M. De la peine capitale, on n’écrit, si j’ose dire, qu’à voix basse. Dans notre société très policée, nous reconnaissons qu’une maladie est grave à ce que nous n’osons pas en parler directement. Longtemps, dans les familles bourgeoises, on s’est borné à dire que la fille aînée était faible de la poitrine ou que le père souffrait d’une. « grosseur » parce qu’on considérait la tuberculose et le cancer comme des maladies un peu honteuses. Cela est plus vrai sans doute de la peine de mort, puisque tout le monde s’évertue à n’en parler que par euphémisme. Elle est au corps politique ce que le cancer est au corps individuel, à cette différence près que personne n’a jamais parlé de la nécessité du cancer. On n’hésite pas au contraire à présenter communément la peine de mort comme une regrettable nécessité, qui légitime donc que l’on tue, puisque cela est nécessaire, et qu’on n’en parle point, puisque cela est regrettable.
Mon intention est au contraire d’en parler crûment. Non par goût du scandale, ni je crois, par une pente malsaine de nature. En tant qu’écrivain, j’ai toujours eu horreur de certaines complaisances ; en tant [123] qu’homme, je crois que les aspects repoussants de notre condition, s’ils sont inévitables, doivent être seulement affrontés en silence. Mais lorsque le silence, ou les ruses du langage, contribuent à Maintenir un abus qui doit être réformé ou un malheur qui peut être soulagé, il n’y a pas d’autre solution que de parler clair et de montrer l’obscénité qui se cache sous le manteau des mots. La France partage avec l’Espagne et l’Angleterre le bel honneur d’être un des derniers pays, de ce côté du rideau de fer, à garder la peine de mort dans son arsenal de répression. La survivance de ce rite primitif n’a été rendue possible chez nous que par l’insouciance ou l’ignorance de l’opinion publique qui réagit seulement par les phrases cérémonieuses qu’on lui a inculquées. Quand l’imagination dort, les mots se vident de leur sens : un peuple sourd enregistre distraitement la condamnation d’un homme. Mais qu’on montre la machine, qu’on fasse toucher le bois et le fer, entendre le bruit de la tête qui tombe, et l’imagination publique, soudain réveillée, répudiera en même temps le vocabulaire et le supplice.
Lorsque les nazis procédaient en Pologne à des exécutions publiques d’otages, pour éviter que ces otages ne crient des paroles de révolte et de liberté, ils les bâillonnaient avec un pansement enduit de plâtre. On ne saurait sans impudeur comparer le sort de ces innocentes victimes à ceux des criminels condamnés. Mais, outre que les criminels ne sont pas les seuls à être guillotinés chez nous, la méthode est la même. Nous étouffons sous des paroles feutrées un supplice dont on ne saurait affirmer la légitimité avant de l’avoir examiné dans sa réalité. Loin de dire que la peine de mort est d’abord nécessaire et qu’il convient ensuite de n’en pas parler, il faut parler au contraire de ce qu’elle est réellement et dire alors si, telle qu’elle est, elle doit être considérée comme nécessaire.
Je la crois, quant à moi, non seulement inutile, mais profondément nuisible et je dois consigner ici cette conviction, avant d’en venir au sujet lui-même. Il ne serait pas honnête de laisser croire que je suis arrivé [124] à cette conclusion après les semaines d’enquêtes et de recherches que je viens de consacrer à cette question. Mais il serait aussi malhonnête de n’attribuer ma conviction qu’à la seule sensiblerie. Je suis aussi éloigné que possible, au contraire, de ce mol attendrissement où se complaisent les humanitaires et dans lequel les valeurs et les responsabilités se confondent, les crimes s’égalisent, l’innocence perd finalement ses droits. Je ne crois pas, contrairement à beaucoup d’illustres contemporains, que l’homme soit, par nature, un animal de société. À vrai dire, je pense le contraire. Mais je crois, ce qui est très différent, qu’il ne peut vivre désormais en dehors de la société dont les lois sont nécessaires à sa survie physique. Il faut donc que les responsabilités soient établies selon une échelle raisonnable et efficace par la société elle-même. Mais la loi trouve sa dernière justification dans le bien qu’elle fait ou ne fait pas à la société d’un lieu et d’un temps donnés. Pendant des années, je n’ai pu voir dans la peine de mort qu’un supplice insupportable à l’imagination et un désordre paresseux que ma raison condamnait. J’étais prêt cependant à penser que l’imagination influençait mon jugement. Mais, en vérité, je n’ai rien trouvé pendant ces semaines, qui n’ait renforcé ma conviction ou qui ait modifié mes raisonnements. Au contraire, aux arguments qui étaient déjà les miens, d’autres sont venus s’ajouter. Aujourd’hui, je partage absolument la conviction de Koestler : la peine de mort souille notre société et ses partisans ne peuvent la justifier en raison. Sans reprendre sa décisive plaidoirie, sans accumuler des faits et des chiffres qui feraient double emploi, et que la précision de Jean Bloch-Michel rend inutiles, je développerai seulement les raisonnements qui prolongent ceux de Koestler et qui, en même temps qu’eux, militent pour une abolition immédiate de la peine capitale.
On sait que le grand argument des partisans de la peine de mort est l’exemplarité du châtiment. On ne [125] coupe pas seulement les têtes pour punir leurs porteurs, mais pour intimider, par un exemple effrayant, ceux qui seraient tentés de les imiter. La société ne se venge pas, elle veut seulement prévenir. Elle brandit la tête pour que les candidats au meurtre y lisent leur avenir et reculent.
Cet argument serait impressionnant si l’on n’était obligé de constater :
1˚ Que la société ne croit pas elle-même à l’exemplarité dont elle parle ;
2˚ Qu’il n’est pas prouvé que la peine de mort ait fait reculer un seul meurtrier, décidé à l’être, alors qu’il est évident qu’elle n’a eu aucun effet, sinon de fascination, sur des milliers de criminels ;
3˚ Qu’elle constitue, à d’autres égards, un exemple repoussant dont les conséquences sont imprévisibles.
La société, d’abord, ne croit pas ce qu’elle dit. Si elle le croyait vraiment, elle montrerait les têtes. Elle ferait bénéficier les exécutions du lancement publicitaire, qu’elle réserve d’ordinaire aux emprunts nationaux ou aux nouvelles marques d’apéritifs, On sait, au contraire, que les exécutions, chez nous, n’ont plus lieu en public et se perpètrent dans la cour des prisons devant un nombre restreint de spécialistes. On sait moins pourquoi et depuis quand. Il s’agit d’une mesure relativement récente. La dernière exécution publique fut, en 1939, celle de Weidmann, auteur de plusieurs meurtres, que ses exploits avaient mis à la mode. Ce matin-là, une grande foule se pressait à Versailles et, parmi elle, un grand nombre de photographes. Entre le moment où Weidmann fut exposé à la foule et celui où il fut décapité, des photographies purent être prises. Quelques heures plus tard, Paris-Soir publiait une page d’illustrations sur cet appétissant événement. Le bon peuple parisien put ainsi se rendre compte que la légère machine de précision dont l’exécuteur se servait était aussi différente de l’échafaud historique qu’une Jaguar peut l’être de nos vieilles de Dion-Bouton. L’administration et le gouvernement, contrairement à toute espérance, prirent [126] très mal cette excellente publicité et crièrent que la presse avait voulu flatter les instincts sadiques de ses lecteurs. On décida donc que les exécutions n’auraient plus lieu en public, disposition qui, peu après, rendit plus facile le travail des autorités d’occupation.
La logique, en cette affaire, n’était pas avec le législateur., Il fallait au contraire décerner une décoration supplémentaire au directeur de Paris-Soir en l’encourageant à mieux faire la prochaine fois. Si l’on veut que la peine soit exemplaire, en effet, on doit, non seulement multiplier les photographies, mais encore planter la machine sur un échafaud, place ‘de la Concorde, à deux heures de l’après-midi, inviter le peuple entier et téléviser la cérémonie pour les absents. Il faut faire cela ou cesser de parler d’exemplarité. Comment l’assassinat furtif qu’on commet la nuit dans une cour de prison peut-il être exemplaire ? Tout au plus sert-il à informer périodiquement les citoyens qu’ils mourront s’il leur arrive de tuer ; avenir qu’on peut promettre aussi à ceux qui ne tuent pas. Pour que la peine soit vraiment exemplaire, il faut qu’elle soit effrayante. Tuant de La Bouverie, représentant du peuple en 1791, et partisan des exécutions publiques, était plus logique lorsqu’il déclarait à l’Assemblée nationale : « Il faut un spectacle terrible pour contenir le peuple. »
Aujourd’hui, point de spectacle, une pénalité connue de tous par ouï-dire, et, de loin en loin, la nouvelle d’une exécution, maquillée sous des formules adoucissantes. Comment un criminel futur aurait-il à l’esprit, au moment du crime, une sanction qu’on s’ingénie à rendre de plus en plus abstraite ! Et si l’on désire vraiment qu’il garde toujours cette sanction en mémoire, afin qu’elle équilibre d’abord et renverse ensuite une décision forcenée, ne devrait-on pas chercher à graver profondément cette sanction, et sa terrible réalité, dans toutes les sensibilités, par tous les moyens de l’image et du langage ?
[127] Au lieu d’évoquer vaguement une dette que quelqu’un, le matin même, a payée à la société, ne serait-il pas d’un plus efficace exemple de profiter d’une si belle occasion pour rappeler à chaque contribuable le détail de ce qui l’attend ? Au lieu de dire : « Si vous tuez, vous expierez sur l’échafaud », ne vaudrait-il pas mieux lui dire, aux fins d’exemple : « Si vous tuez, vous serez jeté en prison pendant des mois ou des années, partagé entre un désespoir impossible et une terreur renouvelée, jusqu’à ce qu’un matin, nous nous glissions dans votre cellule, ayant quitté nos chaussures pour mieux vous surprendre dans le sommeil qui vous écrasera, après l’angoisse de la nuit. Nous nous jetterons sur vous, lierons vos poignets dans votre dos, couperons aux ciseaux le col de votre chemise et vos cheveux s’il y a lieu. Dans un souci de perfectionnement, nous ligoterons vos bras au moyen d’une courroie, afin que vous soyez contraint de vous tenir voûté et d’offrir ainsi une nuque bien dégagée. Nous vous porterons ensuite, un aide vous soutenant à chaque bras, vos pieds traînant en arrière à travers les couloirs. Puis, sous un ciel de nuit, l’un des exécuteurs vous empoignera enfin par le fond du pantalon et vous jettera horizontalement sur une planche, pendant qu’un autre assurera votre tête dans une lunette et qu’un troisième fera tomber, d’une hauteur de deux mètres vingt, un couperet de soixante kilos qui tranchera votre cou comme un rasoir. »
Pour que l’exemple soit encore meilleur, pour que la terreur qu’il entraîne devienne en chacun de nous une force assez aveugle et assez puissante pour compenser au bon moment l’irrésistible désir du meurtre, il faudrait encore aller plus loin. Au lieu de nous vanter, avec la prétentieuse inconscience qui nous est propre, d’avoir inventé ce moyen rapide et humain [1] de tuer les condamnés, il faudrait publier à des milliers [128] d’exemplaires, et faire lire dans les écoles et les facultés, les témoignages et les rapports médicaux qui décrivent l’état du corps après l’exécution. On recommandera tout particulièrement l’impression et la diffusion d’une récente communication à l’Académie de Médecine faite par les docteurs Piedelièvre et Fournier. Ces médecins courageux, appelés, dans l’intérêt de la science, à examiner les corps des suppliciés après l’exécution, ont estimé de leur devoir de résumer leurs terribles observations :
Si nous pouvons nous permettre de donner notre avis à ce sujet, de tels spectacles sont affreusement pénibles. Le sang sort des vaisseaux au rythme des carotides sectionnées puis il se coagule. Les muscles se contractent et leur fibrillation est stupéfiante ; l’intestin ondule et le coeur a des mouvements irréguliers, incomplets, fascinants. La bouche se crispe à certains moments dans une moue terrible. Il est vrai que, sur cette tête décapitée, les yeux sont immobiles avec des pupilles dilatées ; ils ne regardent pas heureusement et s’ils n’ont aucun trouble, aucune opalescence cadavérique, ils n’ont plus de mouvements ; leur transparence est vivante, mais leur fixité est mortelle. Tout cela peut durer des minutes, des heures même, chez des sujets sans tares : la mort n’est pas immédiate… Ainsi chaque élément, vital survit à la décapitation. Il ne reste, pour le médecin, que cette impression d’une horrible expérience, d’une vivisection meurtrière, suivies d’un enterrement prématuré [2].
Je doute qu’il se trouve beaucoup de lecteurs pour lire sans blêmir cet épouvantable rapport. On peut donc compter sur son pouvoir exemplaire et sa capacité d’intimidation. Rien n’empêche d’y ajouter les rapports de témoins qui authentifient encore les observations des médecins. La face suppliciée de Charlotte Corday avait rougi, dit-on, sous le soufflet du bourreau. On ne s’en étonnera pas en écoutant des observateurs plus récents. Un aide-exécuteur, donc peu suspect de cultiver la romance et la sensiblerie, décrit [129] ainsi ce qu’il a été obligé de voir : « C’est un forcené en proie à une véritable crise de delirium tremens que nous avons jeté sous le couperet. La tête meurt aussitôt. Mais le corps saute littéralement dans le panier, tire sur les cordes. Vingt minutes après, au cimetière, il y a encore des frémissements [3]. » L’aumônier actuel de la Santé, le R.P. Devoyod, qui ne semble pas opposé à la peine de mort, fait dans son livre Les Délinquants [4] un récit qui va loin, et qui renouvelle l’histoire du condamné Languille dont la tête décapitée répondait à l’appel de son nom [5] :
Le matin de l’exécution, le condamné était de très méchante humeur et il refusa les secours de la religion. Connaissant le fond de son cœur et l’affection qu’il avait pour sa femme dont les sentiments étaient très chrétiens, nous lui dîmes : « Allons, par amour pour votre femme recueillez-vous un instant avant de mourir », et le condamné accepta. Il se recueillit longuement devant le crucifix, puis il sembla ne plus prêter attention à notre présence. Lorsqu’il fut exécuté, nous étions à peu de distance de lui ; sa tête tomba dans l’auge placée devant la guillotine et le corps fut aussitôt mis dans le panier ; mais contrairement à l’usage, le panier fut refermé avant que la tête y fût placée. L’aide qui portait la tête dut attendre un instant que le panier soit ouvert de nouveau ; or, pendant ce court espace de temps nous eûmes la possibilité de voir les deux, yeux du condamné fixés sur moi dans un regard de supplication comme pour demander pardon. Instinctivement nous traçâmes un signe de croix pour bénir la tête, alors, ensuite, les paupières clignèrent, l’expression des yeux devint douce, puis le regard, resté expressif, se perdit…
Le lecteur recevra, selon sa foi, l’explication proposée par le prêtre. Du moins, ces yeux « restés expressifs », n’ont besoin d’aucune interprétation.
[130] Je pourrais apporter d’autres témoignages aussi hallucinants. Mais je ne saurais, quant à moi, aller plus loin. Après tout, je ne professe pas que la peine de mort soit exemplaire et ce supplice m’apparaît pour ce qu’il est, une chirurgie grossière pratiquée dans des conditions qui lui enlèvent tout caractère édifiant. La société, au contraire, et l’État, qui en a vu d’autres, peuvent très bien supporter ces détails et, puisqu’ils prêchent l’exemple, devraient essayer de les faire supporter à tous, afin que nul n’en ignore, et que la population à jamais terrorisée devienne franciscaine dans son entier. Qui espère-t-on intimider, autrement, par cet exemple sans cesse dérobé, par la menace d’un châtiment présenté comme doux et expéditif, et plus supportable en somme qu’un cancer, par ce supplice couronné des fleurs de la rhétorique ? Certainement pas ceux qui passent pour honnêtes (et certains le sont) puisqu’ils dorment à cette heure-là, que le grand exemple ne leur a pas été annoncé, qu’ils mangeront leurs tartines à l’heure de l’enterrement prématuré, et qu’ils seront informés de l’oeuvre de justice, si seulement ils lisent les journaux, par un communiqué doucereux qui fondra comme sucre dans leur mémoire. Pourtant ces paisibles créatures sont celles qui fournissent le plus gros pourcentage des homicides. Beaucoup de ces honnêtes gens sont des criminels qui s’ignorent. Selon un magistrat, l’immense majorité des meurtriers qu’il avait connus ne savaient pas, en se rasant le matin, qu’ils allaient tuer le soir. Pour l’exemple et la sécurité, il conviendrait donc, au lieu de la maquiller, de brandir la face nue du supplicié devant tous ceux qui se rasent le matin.
Il n’en est rien. l’État camoufle les exécutions et fait silence sur ces textes et sur ces témoignages. Il ne croit donc pas à la valeur exemplaire de la peine, ,sinon par tradition et sans se donner la peine de réfléchir. On tue le criminel parce qu’on l’a fait pendant des siècles et, d’ailleurs, on le tue dans les formes qui ont été fixées à la fin du XVIIIe siècle. Par routine, on reprendra donc les arguments qui avaient cours il [131] y a des siècles, quitte à les contredire par des mesures que l’évolution de la sensibilité publique rend inévitables. On applique une loi sans plus la raisonner et nos condamnés meurent par coeur, au nom d’une théorie à laquelle les exécuteurs ne croient pas. S’ils y croyaient, cela se saurait et surtout se verrait. Mais la publicité, outre qu’elle réveille, en effet, des instincts sadiques dont la répercussion est incalculable et qui finissent un jour par se satisfaire dans un nouveau meurtre, risque aussi de provoquer révolte et dégoût dans l’opinion publique. Il deviendrait plus difficile d’exécuter à la chaîne, comme on le voit aujourd’hui chez nous, si ces exécutions se traduisaient en images vivaces dans l’imagination populaire. Tel qui savoure son café en lisant que justice a été faite le recracherait au moindre détail. Et les textes que j’ai cités risqueraient de donner bonne mine à certains professeurs de droit criminel qui, dans l’incapacité évidente de justifier cette peine anachronique, se consolent en déclarant, avec le sociologue Tarde, qu’il vaut mieux faire mourir sans faire souffrir que faire souffrir sans faire mourir. C’est pourquoi il faut approuver la position de Gambetta qui, adversaire de la peine de mort, vota contre un projet de loi portant suppression de la publicité des exécutions, en déclarant :
Si vous supprimez l’horreur du spectacle, si vous, exécutez dans l’intérieur des prisons, vous étoufferez le sursaut public de révolte qui s’est manifesté ces dernières années et vous allez consolider la peine de mort.
En effet, il faut tuer publiquement ou avouer qu’on ne se sent pas autorisé à tuer. Si la société justifie la peine de mort par la nécessité de l’exemple, elle doit se justifier elle-même en rendant la publicité nécessaire. Elle doit montrer les mains du bourreau, chaque fois, et obliger à les regarder les citoyens trop délicats en même temps que tous ceux qui, de près ou de loin, ont suscité ce bourreau. Autrement, elle avoue qu’elle tue sans savoir ce qu’elle dit ni ce qu’elle fait, ou en [132] sachant que, loin d’intimider l’opinion, ces cérémonies écœurantes ne peuvent qu’y réveiller le crime ou la jeter dans le désarroi. Qui le ferait mieux sentir qu’un magistrat, parvenu à la fin de sa carrière, M. le conseiller Falco, dont la courageuse confession mérite d’être méditée :
… La seule fois de ma carrière où j’ai conclu contre une commutation de peine et pour l’exécution de l’inculpé, je croyais que, malgré ma position j’assisterais en toute impassibilité à l’exécution. L’individu était d’ailleurs peu intéressant : il avait martyrisé sa fillette et l’avait finalement jetée dans un puits. Eh bien ! à la suite de son exécution, pendant des semaines et même des mois, mes nuits ont été hantées par ce souvenir… J’ai comme tout le monde fait la guerre et vu mourir une jeunesse innocente, mais je puis dire que, devant ce spectacle affreux, je n’ai jamais éprouvé cette sorte de mauvaise conscience que j’éprouvais devant cette espèce d’assassinat administratif qu’on appelle la peine capitale [6].
Mais, après tout, pourquoi la société croirait-elle à cet exemple puisqu’il n’arrête pas le crime et que ses effets, s’ils existent, sont invisibles ? La peine capitale ne saurait intimider d’abord celui qui ne sait pas qu’il va tuer, qui s’y décide en un moment et prépare son acte dans la fièvre ou l’idée fixe, ni celui qui, allant à un rendez-vous d’explication, emporte une arme pour effrayer l’infidèle ou l’adversaire et s’en sert, alors qu’il ne le voulait pas, ou ne croyait pas le vouloir. Elle ne saurait en un mot intimider l’homme jeté dans le crime comme on l’est dans le malheur. Autant dire alors qu’elle est impuissante dans la majorité des cas. Il est juste de reconnaître qu’elle est, chez nous, rarement appliquée dans ces cas-là. Mais ce « rarement » lui-même fait frémir.
Effraie-t-elle du moins cette race de criminels sur qui elle prétend agir et qui vivent du crime ? Rien [133] n’est moins sûr. On peut lire dans Koestler qu’à l’époque où les voleurs à la tire étaient exécutés en Angleterre, d’autres voleurs exerçaient leurs talents dans la foule qui entourait l’échafaud où l’on pendait leur confrère. Une statistique, établie au début du siècle en Angleterre, montre que sur 250 pendus, 170 avaient, auparavant, assisté personnellement à une ou deux exécutions capitales. En 1886 encore, sur 167 condamnés à mort qui avaient défilé dans la prison de Bristol, 164 avaient assisté au moins à une exécution. De tels sondages ne peuvent plus être effectués en France, à cause du secret qui entoure les exécutions. Mais ils autorisent à penser qu’il devait y avoir autour de mon père, le jour de l’exécution, un assez grand nombre de futurs criminels qui, eux, n’ont pas vomi. Le pouvoir d’intimidation s’adresse seulement aux timides qui ne sont pas voués au crime et fléchit devant les irréductibles qu’il s’agissait justement de réduire. On trouvera dans ce volume, et dans les ouvrages spécialisés, les chiffres et les faits les plus convaincants à cet égard.
On ne peut nier pourtant que les hommes craignent la mort. La privation de la vie est certainement la peine suprême et devrait susciter en eux un effroi décisif. La peur de la mort, surgie du fond le plus obscur de l’être, le dévaste ; l’instinct de vie, quand il est menacé, s’affole et se débat dans les pires angoisses. Le législateur était donc fondé à penser que sa loi pesait sur un des ressorts les plus mystérieux et les plus puissants de la nature humaine. Mais là loi est toujours plus simple que la nature. Lorsqu’elle s’aventure, pour essayer d’y régner, dans les régions aveugles de l’être, elle risque plus encore d’être impuissante à réduire la complexité qu’elle veut ordonner.
Si la peur de la mort, en effet, est une évidence, c’en est une autre que cette peur, si grande qu’elle soit, n’a jamais suffi à décourager les passions humaines. Bacon a raison de dire qu’il n’est point de passion si faible qu’elle ne puisse affronter et maîtriser la peur [134] de la mort. La vengeance, l’amour, l’honneur, la douleur, une autre peur, arrivent à en triompher. Ce que l’amour d’un être ou d’un pays, ce que la folie de la liberté arrivent à faire, comment la cupidité, la haine, la jalousie ne, le feraient-elles pas ? Depuis des siècles, la peine de mort, accompagnée souvent de sauvages raffinements, essaie de tenir tête au crime ; le crime pourtant s’obstine. Pourquoi ? C’est que les instincts qui, dans l’homme, se combattent, ne sont pas, comme le veut la loi, des forces constantes en état d’équilibre. Ce sont des forces variables qui meurent et triomphent tour à tour et dont les déséquilibres successifs nourrissent la vie de l’esprit, comme des oscillations électriques, suffisamment rapprochées, établissent un courant. Imaginons la série d’oscillations, du désir à l’inappétence, de la décision au renoncement, par lesquelles nous passons tous dans une seule journée, multiplions à l’infini ces variations et nous aurons une idée de la prolifération psychologique. Ces déséquilibres sont généralement trop fugitifs pour permettre à une seule force de régner sur l’être entier. Mais il arrive qu’une des forces de l’âme se déchaîne, jusqu’à occuper tout le champ de la conscience ; aucun instinct, fût-ce celui de la vie, ne peut alors s’opposer à la tyrannie de cette force irréversible. Pour que la peine capitale soit réellement intimidante, il faudrait que la nature humaine fût différente et qu’elle fût aussi stable et sereine que la loi elle-même. Mais elle serait alors nature morte.
Elle ne l’est pas. C’est pourquoi, si surprenant que cela paraisse à qui n’a pas observé ni éprouvé en lui-même la complexité humaine, le meurtrier, la plupart du temps, se sent innocent quand il tue. Tout criminel s’acquitte avant le jugement. Il s’estime, sinon dans son droit, du moins excusé par les circonstances. Il ne pense pas ni ne prévoit ; lorsqu’il pense, c’est pour prévoir qu’il sera excusé totalement ou partiellement. Comment craindrait-il ce qu’il juge hautement improbable ? Il craindra la mort après le jugement, et non avant le crime. Il faudrait donc que la loi, pour être [135] intimidante, ne laisse aucune chance au meurtrier, qu’elle soit d’avance implacable et n’admette en particulier aucune circonstance atténuante. Qui oserait, chez nous, le demander ?
Le ferait-on, qu’il faudrait encore compter avec un autre paradoxe de la nature humaine. L’instinct de vie, s’il est fondamental, ne l’est pas plus qu’un autre instinct dont ne parlent pas les psychologues d’école : l’instinct de mort, qui exige à certaines heures la destruction de soi-même et des autres. Il est probable que le désir de tuer coïncide souvent avec le désir de mourir soi-même ou de s’anéantir [7]. L’instinct de conservation se trouve ainsi doublé, dans des proportions variables, par l’instinct de destruction. Ce dernier est le seul à pouvoir expliquer entièrement les nombreuses perversions qui, de l’alcoolisme à la drogue, mènent la personne à sa perte sans qu’elle puisse l’ignorer. L’homme désire vivre, mais il est vain d’espérer que ce désir régnera sur toutes ses actions. Il désire aussi n’être rien, il veut l’irréparable, et la mort pour elle-même. Il arrive ainsi que le criminel ne désire pas seulement le crime, mais le malheur qui l’accompagne, même et surtout si ce malheur est démesuré. Quand cet étrange désir grandit et règne, non seulement la perspective d’une mise à mort ne saurait arrêter le criminel, mais il est probable qu’elle ajoute encore au vertige où il se perd. On tue alors pour mourir, d’une certaine façon.
Ces singularités suffisent à expliquer qu’une peine qui semble calculée. pour effrayer des esprits normaux soit en réalité complètement désamorcée de la psychologie moyenne. Toutes les statistiques sans exception, celles qui concernent les pays abolitionnistes comme les autres, montrent qu’il n’y a pas de lien entre l’abolition de la peine de mort et la criminalité [8]. Cette dernière [136] ne s’accroît ni ne décroît. La guillotine existe, le crime aussi ; entre les deux, il n’y a pas d’autre lien apparent que celui de la loi. Tout ce que nous pouvons conclure des chiffres, longuement alignés par les statistiques, est ceci : pendant des siècles, on a puni de mort des crimes autres que le meurtre et le châtiment suprême, longuement répété, n’a fait disparaître aucun de ces crimes. Depuis des siècles, on ne punit plus ces crimes par la mort. Ils n’ont pourtant pas augmenté en nombre et quelques-uns ont diminué. De même, on a puni le meurtre par la peine capitale pendant des siècles et la race de Caïn n’a pas disparu pour autant. Dans les trente-trois nations qui ont supprimé la peine de mort ou n’en font plus usage, le nombre des meurtres, enfin, n’a pas augmenté. Qui pourrait tirer de là que la peine de mort soit réellement intimidante ?
Les conservateurs ne peuvent nier ces faits ni ces chiffres. Leur seule et dernière réponse est significative. Elle explique l’attitude paradoxale d’une société qui cache si soigneusement les exécutions qu’elle prétend exemplaires. « Rien ne prouve, en effet, disent les conservateurs, que la peine de mort soit exemplaire ; il est même certain que des milliers de meurtriers n’en ont pas été intimidés. Mais nous ne pouvons connaître ceux qu’elle a intimidés ; rien ne prouve par conséquent qu’elle ne soit pas exemplaire. » Ainsi, le plus grand des châtiments, celui qui entraîne la déchéance dernière pour le condamné, et qui octroie le privilège suprême à la société, ne repose sur rien d’autre que sur une possibilité invérifiable. La mort, elle, ne comporte ni degrés ni probabilités. Elle fixe toutes choses, la culpabilité comme le corps, dans une rigidité définitive. Elle est cependant administrée chez nous au nom d’une chance et d’une supputation. Quand même cette supputation serait raisonnable, [137] ne faudrait-il pas une certitude pour autoriser la plus certaine des morts ? Or, le condamné est coupé en deux, moins pour le crime qu’il a commis qu’en vertu de tous les crimes qui auraient pu l’être et ne l’ont pas été, qui pourront l’être et ne le seront pas. L’incertitude la plus vaste autorise ici la certitude la plus implacable.
Je ne suis pas le seul à m’étonner d’une si dangereuse contradiction. L’État lui-même la condamne et cette mauvaise conscience explique à son tour la contradiction de son attitude. Il ôte toute publicité à ses exécutions parce qu’il ne peut affirmer, devant les faits, qu’elles aient jamais servi à intimider les criminels. Il ne peut s’évader du dilemme oh l’a déjà enfermé Beccaria lorsqu’il écrivait : « S’il est important de montrer souvent au peuple des preuves du pouvoir, dès lors les supplices doivent être fréquents ; mais il faudra que les crimes le soient aussi, ce qui prouvera que la peine de mort ne fait point toute l’impression qu’elle devrait, d’où il résulte qu’elle est en même temps inutile et nécessaire. » Que peut faire l’État d’une peine inutile et nécessaire, sinon la cacher sans l’abolir ? Il la conservera donc, un peu à l’écart, non sans embarras, avec l’espoir aveugle qu’un homme au moins, un jour au moins, se trouvera arrêté, par la considération du châtiment, dans son geste meurtrier, et justifiera, sans que personne le sache jamais, une loi qui n’a plus pour elle ni la raison ni l’expérience. Pour continuer à prétendre que la guillotine est exemplaire, l’État est conduit ainsi à multiplier des meurtres bien, réels afin d’éviter un meurtre inconnu dont il ne sait et ne saura jamais s’il a une seule chance d’être perpétré. Étrange loi, en vérité, qui connaît le meurtre qu’elle entraîne et ignorera toujours celui qu’elle empêche.
Que restera-t-il alors de ce pouvoir d’exemple, s’il est prouvé que la peine capitale a un autre pouvoir, bien réel celui-là, et qui dégrade des hommes jusqu’à la honte, la folie et le meurtre ?
[138] On peut déjà suivre les effets exemplaires de ces cérémonies dans l’opinion publique, les manifestations de sadisme qu’elles y réveillent, l’affreuse gloriole qu’elles suscitent chez certains criminels. Aucune noblesse autour de l’échafaud, mais le dégoût, le mépris ou la plus basse dés jouissances. Ces effets sont connus. La décence elle aussi a commandé que la guillotine émigre de la place de l’Hôtel-de-Ville aux barrières, puis dans les prisons. On est moins renseigné sur les sentiments de ceux dont c’est le métier d’assister à cette sorte de spectacles. Écoutons alors ce directeur de prison anglaise qui avoue un « sentiment aigu de honte personnelle » et ce chapelain qui parle « d’horreur, de honte et d’humiliation [9] ». Imaginons surtout les sentiments de l’homme qui tue en service commandé, je veux dire le bourreau. Que penser de ces fonctionnaires, qui appellent la guillotine « la bécane », le condamné « le client » ou le « colis ». Sinon ce qu’en pense le prêtre Bela Just qui assista près de trente condamnés et qui écrit : « L’argot des justiciers ne le cède en rien en cynisme et en vulgarité à ‘celui des délinquants [10]. » Au reste, voici les considérations d’un de nos aides-exécuteurs sur ses déplacements en province : « Quand nous partions en voyage, c’étaient de vraies parties de rigolade. À nous les taxis, à nous les bons restaurants [11] ! » Le même dit, en vantant l’adresse du bourreau à déclencher le couperet : « On pouvait se payer le luxe de tirer le client par les cheveux. » Le dérèglement qui s’exprime ici a d’autres aspects encore plus profonds. Les habits des condamnés appartiennent en principe à l’exécuteur. Deibler père les accrochait tous dans une baraque de planches et allait de temps en temps les regarder. Il y a plus grave. Voici ce que déclare notre aideexécuteur :
[139] Le nouvel exécuteur est un cinglé de la guillotine. Il reste parfois des jours entiers chez lui, assis sur une chaise, tout prêt, avec son chapeau sur la tête, son pardessus, à attendre une convocation du ministère [12].
Oui, voilà l’homme dont Joseph de Maistre disait que, pour qu’il existe, il fallait un décret particulier de la puissance divine et que sans lui, « l’ordre fait place au chaos, les trônes s’abîment et la société disparaît ». Voilà l’homme sur lequel la société se débarrasse entièrement du coupable, puisque le bourreau signe la levée d’écrou et qu’on remet alors un homme libre à sa discrétion. Le bel et solennel exemple, imaginé par nos législateurs, a du moins un effet certain, qui est de ravaler ou de détruire la qualité humaine et la raison chez ceux qui y collaborent directement. Il s’agit, dira-t-on, de créatures exceptionnelles qui trouvent une vocation dans cette déchéance. On le dira moins quand on saura qu’il y a des centaines de personnes qui s’offrent pour être exécuteurs gratuitement. Les hommes de notre génération, qui ont vécu l’histoire de ces dernières années, ne s’étonneront pas de cette information. Ils savent que, derrière les visages les plus paisibles, et les plus familiers, dort l’instinct de torture et de meurtre. Le châtiment qui prétend intimider un meurtrier inconnu rend certainement à leur vocation de tueurs bien d’autres monstres plus certains. Puisque nous en sommes à justifier nos lois les plus cruelles par des considérations probables, ne doutons pas que, sur ces centaines d’hommes dont on a décliné les services, l’un, au moins, a dû assouvir autrement les instincts sanglants que la guillotine a réveillés en lui.
Si donc l’on veut maintenir la peine de mort, qu’on nous épargne au moins l’hypocrisie d’une justification par l’exemple. Appelons par son nom cette peine à qui l’on refuse toute publicité, cette intimidation qui ne s’exerce pas sur les honnêtes gens, tant qu’ils le [140] sont, qui fascine ceux qui ont cessé de l’être et qui dégrade ou dérègle ceux qui y prêtent la main. Elle est une peine, certainement, un épouvantable supplice, physique et moral, mais elle n’offre aucun exemple certain, sinon démoralisant. Elle sanctionne, mais elle ne prévient rien, quand elle ne suscite pas l’instinct de meurtre. Elle est comme si elle n’était, pas, sauf pour celui qui la subit, dans son âme, pendant des mois ou des années, dans son corps, pendant l’heure désespérée et violente où on le coupe en deux, sans supprimer sa vie. Appelons-la par son nom qui, à défaut d’autre noblesse, lui rendra celle de la vérité, et reconnaissons-la pour ce qu’elle est essentiellement : une vengeance.
Le châtiment, qui sanctionne sans prévenir, s’appelle en effet la vengeance. C’est une réponse quasi arithmétique que fait la société à celui qui enfreint sa loi primordiale. Cette réponse est aussi vieille que l’homme : elle s’appelle le talion. Qui m’a fait mal doit avoir mal ; qui m’a crevé un œil, doit devenir borgne ; qui, a tué enfin doit mourir. Il s’agit d’un sentiment, et particulièrement violent, non d’un principe. Le talion est de l’ordre de la nature et de l’instinct, il n’est pas de l’ordre de la loi. La loi, par définition, ne peut obéir aux mêmes règles que la nature. Si le meurtre est dans la nature de l’homme, la loi n’est pas faite pour imiter ou reproduire cette nature. Elle est faite pour la corriger. Or je talion se borne à ratifier et à donner force de loi à un pur mouvement de nature. Nous avons tous connu ce mouvement, souvent pour notre honte, et nous connaissons sa puissance : il nous vient des forêts primitives. À cet égard, nous autres Français qui nous indignons, à juste titre, de voir le roi du pétrole, en Arabie séoudite, prêcher la démocratie internationale et confier à un boucher le soin de découper au couteau la main du voleur, nous vivons aussi dans une sorte de Moyen Age qui n’a même pas les consolations de la foi. Nous définissons [141] encore la justice selon les règles d’une arithmétique grossière [13]. Peut-on dire du moins que cette arithmétique est exacte et que la justice, même élémentaire, même limitée à la vengeance légale, est sauvegardée par la peine de mort ? Il faut répondre que non.
Laissons de côté le fait que la loi du talion est inapplicable et qu’il paraîtrait aussi excessif de punir l’incendiaire en mettant le feu à sa maison qu’insuffisant de châtier le voleur en prélevant sur son compte en banque une somme équivalente à son vol. Admettons qu’il soit juste et nécessaire de compenser le meurtre de la victime par la mort du meurtrier. Mais l’exécution capitale n’est pas simplement la mort. Eue est aussi différente, en son essence, de la privation de vie, que le camp de concentration l’est de la prison. Elle est un meurtre, sans doute, et qui paie arithmétiquement le meurtre commis. Mais elle ajoute à la mort un règlement, une préméditation publique et connue de la future victime, une organisation, enfin, qui est par elle-même une source de souffrances morales plus terribles que la mort. Il n’y a donc pas équivalence. Beaucoup de législations considèrent comme plus grave le crime prémédité que le crime de pure violence. Mais qu’est-ce donc que l’exécution capitale, sinon le plus prémédité des meurtres, auquel aucun forfait de criminel, si calculé soit-il, ne peut être comparé ? Pour qu’il y ait équivalence, il faudrait que [142] la peine de mort châtiât un criminel qui aurait averti sa victime de l’époque où il lui donnerait une mort horrible et qui, à partir de cet instant, l’aurait séquestrée à merci pendant des mois. Un tel monstre ne se rencontre pas dans le privé.
Là encore, lorsque nos juristes officiels parlent de faire mourir sans faire souffrir, ils ne savent pas ce dont ils parlent et, surtout, ils manquent d’imagination. La peur dévastatrice, dégradante, qu’on impose pendant des mois ou des années [14] au condamné, est une peine plus terrible que la mort, et qui n’a pas été imposée à la victime. Même dans l’épouvante de la violence mortelle qui lui est faite, celle-ci, la plupart du temps, est précipitée dans la mort sans savoir ce qui lui arrive. Le temps de l’horreur lui est compté avec la vie et l’espoir d’échapper à la folie qui s’abat sur elle ne lui manque probablement jamais. L’horreur est, au contraire, détaillée au condamné à mort. La torture par l’espérance alterne avec les affres du désespoir animal. L’avocat et l’aumônier, par simple humanité, les gardiens, pour que le condamné reste tranquille, sont unanimes à l’assurer qu’il sera gracié. Il y croit de tout son être et puis il n’y croit plus. Il l’espère le jour, il en désespère la nuit [15]. À mesure que les semaines passent, l’espoir et le désespoir grandissent et deviennent également insupportables. Selon tous les témoins, la couleur de la peau change, la peur agit comme un acide. « Savoir qu’on va mourir n’est rien dit un condamné de Fresnes. Ne pas savoir si [143] l’on va vivre, c’est l’épouvante et l’angoisse. » Cartouche disait du supplice suprême. « Bah ! c’est un mauvais quart d’heure à passer. » Mais il s’agit de mois, non de minutes. Longtemps à l’avance, le condamné sait qu’il va être tué et que seule peut le sauver une grâce assez semblable, pour lui, aux décrets du ciel. Il ne peut en tout cas intervenir, plaider lui-même, ou convaincre. Tout se passe en dehors de lui. Il n’est plus un homme, mais une chose qui attend d’être maniée par les bourreaux. Il est maintenu dans la nécessité absolue, celle de la matière inerte, mais avec une conscience qui est son principal ennemi.
Quand les fonctionnaires, dont c’est le métier de tuer cet homme, l’appellent un colis, ils savent ce qu’ils disent. Ne pouvoir rien contre la main qui vous déplace, vous garde ou vous rejette, n’est-ce pas, en effet, être comme un paquet ou une chose, ou mieux, un animal entravé ? Encore l’animal peut-il refuser de manger. Le condamné ne le peut pas. On le fait bénéficier d’un régime spécial (à Fresnes, régime no 4 avec suppléments de lait, vin, sucre, confitures, beurre) ; on veille à ce qu’il s’alimente. S’il le faut, on l’y force. L’animal qu’on va tuer doit être en pleine forme. La chose ou la bête ont seulement droit à ces libertés dégradées qui s’appellent les caprices. « Ils sont très susceptibles », déclare sans ironie un brigadier-chef de Fresnes, parlant des condamnés à mort. Sans doute, mais comment rejoindre autrement la liberté et cette dignité du vouloir dont l’homme ne peut se passer ? Susceptible ou non, à partir du moment où la sentence a été prononcée, le condamné entre dans une machine imperturbable. Il roule un certain nombre de semaines dans des rouages qui commandent tous ses gestes et le livrent pour finir aux mains qui le coucheront sur la machine à tuer. Le colis n’est plus soumis aux hasards qui règnent sur l’être vivant, mais à des lois mécaniques qui lui permettent de prévoir sans faute le jour de sa décapitation.
Ce jour achève sa condition d’objet. Pendant les trois quarts d’heure qui le séparent du supplice, la [144] certitude d’une mort impuissante écrase tout ; la bête liée et soumise connaît un enfer qui fait paraître dérisoire celui dont on le menace. Les Grecs étaient, après tout, plus humains avec leur ciguë. Ils laissaient à leurs condamnés une relative liberté, la possibilité de retarder ou de précipiter l’heure de leur propre mort. Ils leur donnaient à choisir entre le suicide et l’exécution. Nous, pour plus de sûreté, nous faisons justice nous-mêmes. Mais il ne pourrait y avoir vraiment justice que si le condamné, après avoir fait connaître sa décision des mois à l’avance, était entré chez sa victime, l’avait liée solidement, informée qu’elle serait suppliciée dans une heure et avait enfin rempli cette heure à dresser l’appareil de la mort. Quel criminel a jamais réduit sa victime à une condition si désespérée et si impuissante ?
Cela explique sans doute cette étrange soumission qui est de règle chez les condamnés au moment de leur exécution. Ces hommes qui n’ont plus rien à perdre pourraient jouer leur va-tout, préférer mourir d’une balle au hasard, ou être guillotinés dans une de ces luttes forcenées qui obscurcissent toutes les facultés. D’une certaine manière, ce serait mourir librement. Et pourtant, à quelques exceptions près, la règle est que le condamné marche à la mort passivement, dans une sorte d’accablement morne. C’est là sans doute ce que veulent dire nos journalistes quand ils écrivent que le condamné est mort courageusement. Il faut lire que le condamné n’a pas fait de bruit, n’est pas sorti de sa condition de colis, et que tout le monde lui en est reconnaissant. Dans une affaire si dégradante, l’intéressé fait preuve d’une louable décence en permettant que la dégradation ne dure pas trop longtemps. Mais les compliments et les certificats de courage font partie de la mystification générale qui entoure la peine de mort. Car le condamné sera souvent d’autant plus décent qu’il aura plus peur. Il ne méritera les éloges de notre presse que si sa peur ou son sentiment d’abandon sont assez grands pour le stériliser tout à fait. Qu’on [145] m’entende bien. Certains condamnés, politiques ou non, meurent héroïquement et il faut parler d’eux avec l’admiration et le respect qui conviennent. Mais la majorité d’entre eux ne connaissent d’autre silence que celui de la peur, d’autre impassibilité que celle de l’effroi, et il me semble que ce silence épouvanté mérite encore un plus grand respect. Lorsque le prêtre Bela Just offre à un jeune condamné d’écrire aux siens, quelques instants avant d’être pendu, et qu’il s’entend répondre : « Je n’ai pas de courage, même pour cela », comment un prêtre, entendant cet aveu de faiblesse, ne s’inclinerait-il pas devant ce que l’homme a de plus misérable et de plus sacré ? Ceux qui ne parlent pas et dont on sait ce qu’ils ont éprouvé à la petite mare qu’ils laissent à la place dont on les arrache, qui oserait dire qu’ils sont morts lâchement ? Et comment faudrait-il qualifier alors ceux qui les ont réduits à cette lâcheté ? Après tout, chaque meurtrier, lorsqu’il tue, risque la plus terrible des morts, tandis que ceux qui le tuent ne risquent rien, sinon de l’avancement.
Non, ce que l’homme éprouve alors est au-delà de toute morale. Ni la vertu, ni le courage, ni l’intelligence, ni même l’innocence n’ont de rôle à jouer ici. La société est, d’un coup, ramenée aux épouvantes primitives où plus rien ne peut se juger. Toute équité, comme toute dignité, ont disparu.
Le sentiment de l’innocence n’immunise pas contre les sévices… J’ai vu mourir courageusement d’authentiques bandits alors que des innocents allaient à la mort en tremblant de tous leurs membres [16].
Quand le même homme ajoute que, selon son expérience, les défaillances atteignent plus volontiers les intellectuels, il ne juge pas que cette catégorie d’hommes ait moins de courage que d’autres, mais seulement qu’elle a plus d’imagination. Confronté à la mort [146] inéluctable, l’homme, quelles que soient ses convictions, est ravagé de fond en comble [17]. Le sentiment d’impuissance et de solitude du condamné ligoté, face à la coalition publique qui veut sa mort, est à lui seul une punition inimaginable. À cet égard aussi, il vaudrait mieux que l’exécution fût publique. Le comédien qui est en chaque homme pourrait alors venir au secours de l’animal épouvanté et l’aider à faire figure, même à ses propres yeux. Mais la nuit et le secret sont sans recours. Dans ce désastre, le courage, la force d’âme, la foi même risquent d’être des hasards. En règle générale, l’homme est détruit par l’attente de la peine capitale bien avant de mourir. On lui inflige deux morts, dont la première est pire que l’autre, alors qu’il n’a tué qu’une fois. Comparée à ce supplice, la peine du talion apparaît encore comme une loi de civilisation. Elle n’a jamais prétendu qu’il fallait crever les deux yeux de celui qui éborgne son frère.
Cette injustice fondamentale se répercute, d’ailleurs, sur les parents du supplicié. La victime a ses proches dont les souffrances sont généralement infinies et qui, la plupart du temps, désirent être vengés. Ils le sont, mais les parents du condamné connaissent alors une extrémité de malheur qui les punit au-delà de toute justice. L’attente d’une mère, ou d’un père, pendant de longs mois, le parloir, les conversations fausses dont on meuble les courts instants passés avec le condamné, les images de l’exécution enfin, sont des tortures qui n’ont pas été imposées aux proches de la victime. Quels que soient les sentiments de ces derniers, ils ne peuvent désirer que la vengeance excède de si loin le crime et qu’elle torture des êtres [147] qui partagent, violemment, leur propre douleur.
Je suis gracié, mon père, écrit un condamné à mort, je ne réalise pas tout à fait encore le bonheur qui m’échoit ; ma grâce a été signée le 30 avril et m’a été signifiée mercredi en revenant du parloir. J’ai aussitôt fait prévenir papa et maman qui n’avaient pas encore quitté la Santé. Imaginez d’ici leur bonheur [18].
On l’imagine, en effet, mais dans la mesure même où il est possible d’imaginer leur incessant malheur jusqu’à l’instant de la grâce, et le désespoir définitif de ceux qui reçoivent l’autre nouvelle, celle qui châtie, dans l’iniquité, leur innocence et leur malheur.
Pour en finir avec cette loi du talion, il faut constater que, même dans sa forme primitive, elle ne peut jouer qu’entre deux individus dont l’un est absolument innocent et l’autre absolument coupable. La victime, certes, est innocente. Mais la société qui est censée la représenter peut-elle prétendre à l’innocence ? N’est-elle pas responsable, au moins en partie, du crime qu’elle réprime avec tant de sévérité ? Ce thème a souvent été développé et je ne reprendrai pas les arguments que les esprits les plus divers ont exposés depuis le XVIIIe siècle. On peut les résumer d’ailleurs en disant que toute société a les criminels qu’elle mérite. Mais s’agissant de la France, il est impossible de ne pas signaler les circonstances qui devraient rendre nos législateurs plus modestes. Répondant en 1952 à une enquête du Figaro sur la peine de mort, un colonel affirmait que l’institution des travaux forcés à perpétuité comme peine suprême reviendrait à constituer des conservatoires du crime. Cet officier supérieur semblait ignorer, et je m’en réjouis pour lui, que nous avons déjà nos conservatoires [148] du crime, qui présentent avec nos maisons centrales cette différence appréciable qu’on peut en sortir à toute heure du jour et de la nuit : ce sont les bistrots et les taudis, gloires de notre République. Sur ce point, il est impossible de s’exprimer avec modération.
La statistique évalue à 64 000 les logements surpeuplés (de 3 à 5 personnes par pièce) dans la seule ville de Paris. Certes, le bourreau d’enfants est une créature particulièrement ignoble et qui ne suscite guère la pitié. Il est probable aussi (je dis probable) qu’aucun de mes lecteurs, placé dans les mêmes conditions de promiscuité, n’irait jusqu’au meurtre d’enfants. Il n’est donc pas question de diminuer la culpabilité de certains monstres. Mais ces monstres, dans des logements décents, n’auraient peut-être pas eu l’occasion d’aller si loin. Le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne sont pas seuls coupables et il paraît difficile que le droit de les punir soit donné à ceux-là même qui subventionnent la betterave plutôt que la construction [19].
Mais l’alcool rend encore plus éclatant ce scandale. On sait que la nation française est systématiquement intoxiquée par sa majorité parlementaire, pour des raisons généralement ignobles. Or le taux de responsabilité de l’alcool dans la genèse des crimes de sang est hallucinant. Un avocat (maître Guillon) l’a estimé à 60 p. 100. Pour le docteur Lagriffe, ce taux va de 41,7 p. 100 à 72 p. 100. Une enquête effectuée en 1951, au centre de triage de la prison de Fresnes, chez des condamnés de droit commun, a révélé 29 p. 100 d’alcooliques chroniques et 24 p. 100 de sujets d’ascendance alcoolique. Enfin, 95 p. 100 des bourreaux d’enfants sont des alcooliques. Ce sont là de beaux chiffres. Nous pouvons mettre en regard un chiffre plus superbe encore : la déclaration d’une maison d’apéritifs [149] qui déclarait au fisc, en 1953, 410 millions de bénéfices. La comparaison de ces chiffres autorise à informer les actionnaires de ladite maison et les députés de l’alcool qu’ils ont tué certainement plus d’enfants qu’ils ne pensent. Adversaire de la peine capitale, je suis fort loin de réclamer leur condamnation à mort. Mais, pour commencer, il me paraît indispensable et urgent de les conduire, sous escorte militaire, à la prochaine exécution d’un bourreau d’enfant et de leur délivrer à la sortie un bulletin statistique qui comportera les chiffres dont j’ai parlé.
Quant à l’État qui sème l’alcool, il ne peut s’étonner de récolter le crime [20]. Il ne s’en étonne pas au demeurant, et se borne à couper les têtes où lui-même a versé tant d’alcool. Il fait justice imperturbablement, et se pose en créancier : sa bonne conscience n’est pas entamée. Tel ce représentant en alcools qui, répondant à l’enquête du Figaro, s’écriait : « Je sais ce que ferait le plus farouche défenseur de l’abolition si, ayant une arme à sa portée, il se trouvait subitement en présence d’assassins sur le point de tuer son père, sa mère, ses enfants ou son meilleur ami. Alors ! » Cet « alors » semble lui-même un peu alcoolisé. Naturellement, le plus farouche défenseur de l’abolition tirerait sur ces meurtriers, à juste titre, et sans que cela enlève rien à ses raisons de défendre farouchement l’abolition. Mais s’il avait, de surcroît, un peu de suite dans les idées et si lesdits assassins sentaient un peu trop l’alcool, il irait ensuite s’occuper de ceux dont c’est la vocation d’intoxiquer les futurs criminels. Il est même tout à fait surprenant que les parents des victimes de crimes alcooliques n’aient jamais eu l’idée [150] d’aller solliciter quelques éclaircissements dans l’enceinte du Parlement. C’est pourtant le contraire qui se passe et l’État, investi de la confiance générale, soutenu même par l’opinion publique, continue de corriger les assassins, même et surtout alcooliques, un peu comme il arrive que le souteneur corrige les laborieuses créatures qui assurent sa matérielle. Mais le souteneur, lui, ne fait pas de morale. l’État en fait. Sa jurisprudence, si elle admet que l’ébriété constitue parfois une circonstance atténuante, ignore l’alcoolisme chronique. L’ébriété n’accompagne pourtant que les crimes de violence, qui ne sont pas punis de mort, tandis que l’alcoolique chronique est capable aussi de crimes prémédités, qui lui vaudront la mort. l’État se réserve donc le droit de punir dans le seul cas où sa responsabilité est profondément engagée.
Est-ce à dire que tout alcoolique doit être déclaré irresponsable par un État qui se frappera la poitrine jusqu’à ce que la nation ne boive plus que du jus de fruits ? Certainement non. Pas plus que les raisons tirées de l’hérédité ne doivent éteindre toute culpabilité. La responsabilité réelle d’un délinquant ne peut être appréciée avec précision. On sait que le calcul est impuissant à rendre compte du nombre de nos ascendants, alcooliques ou non. À l’extrémité des temps, il serait 10 puissance 22 fois plus grand que le nombre des habitants actuels de la terre. Le nombre de dispositions mauvaises ou morbides qu’ils ont pu nous transmettre est donc incalculable. Nous venons au monde chargés du poids d’une nécessité infinie. Il faudrait conclure en ce cas à une irresponsabilité générale. La logique voudrait que ni châtiment ni récompense ne fussent jamais prononcés et, du même coup, toute société deviendrait impossible. L’instinct de conservation des sociétés, et donc des individus, exige au contraire que la responsabilité individuelle soit postulée. Il faut l’accepter, sans rêver d’une indulgence absolue qui coïnciderait avec la mort de toute société. Mais le même raisonnement doit nous amener à conclure qu’il n’existe jamais de responsabilité [151] totale ni, par conséquent, de châtiment ou de récompense absolus. Personne ne peut être récompensé définitivement, même pas les prix Nobel. Mais personne ne devrait être châtié absolument, s’il est estimé coupable, et, à plus forte raison, s’il risque d’être innocent. La peine de mort, qui ne satisfait véritablement ni à l’exemple ni à la justice distributive, usurpe de surcroît un privilège exorbitant, en prétendant punir une culpabilité toujours relative par un châtiment définitif et irréparable.
Si la peine capitale, en effet, est d’un exemple douteux et d’une justice boiteuse, il faut convenir, avec ses défenseurs, qu’elle est éliminatrice. La peine de mort élimine définitivement le condamné. Cela seul, à vrai dire, devrait exclure, pour ses partisans surtout, la répétition d’arguments hasardeux qui puissent être, nous venons de le voir, sans cesse contestés. Il est plus loyal de dire qu’elle est définitive parce qu’elle doit l’être, d’assurer que certains hommes sont irrécupérables en société, qu’ils constituent un danger permanent pour chaque citoyen et pour l’ordre social et qu’il faut donc, toute affaire cessante, les supprimer. Personne, du moins, ne peut contester l’existence de certains fauves sociaux, dont rien ne semble capable de briser l’énergie et la brutalité. La peine de mort, certes, ne résout pas le problème qu’ils posent. Convenons du moins qu’elle le supprime.
Je reviendrai à ces hommes. Mais la peine capitale ne s’applique-t-elle qu’à eux ? Peut-on nous assurer qu’aucun des exécutés n’est récupérable ? Peut-on même jurer qu’aucun n’est innocent ? Dans les deux cas, ne doit-on pas avouer que la peine capitale n’est éliminatrice que dans la mesure où elle est irréparable ? Hier, 15 mars 1957, a été exécuté en Californie Burton Abbott, condamné à mort pour avoir assassiné une fillette de quatorze ans. Voilà, je crois, le genre de crime odieux qui classe son auteur parmi les irrécupérables. Bien qu’Abbott ait toujours protesté de son [152] innocence, il fut condamné. Son exécution avait été fixée le 15 mars, à 10 heures. À 9h 10, un sursis était accordé pour permettre aux défenseurs de présenter un dernier recours [21]. À 11 heures, l’appel était rejeté. À 11h 15, Abbott entrait dans la chambre à gaz. À 11h 18, il respirait les premières bouffées de gaz. À 11h 20, le secrétaire de la Commission des grâces appelait au téléphone. La Commission s’était ravisée. On avait cherché le gouverneur qui était parti en mer, puis on avait appelé directement la prison. On tira Abbott de la chambre à gaz. Il était trop tard. Si seulement le temps, hier, avait été orageux au-dessus de la Californie, le gouverneur ne serait pas allé en mer. Il aurait téléphoné deux minutes plus tôt : Abbott, aujourd’hui, serait vivant et verrait peut-être son innocence prouvée. Toute autre peine, même la plus dure, lui laissait cette chance. La peine de mort ne lui en laissait aucune.
On estimera que ce fait est exceptionnel. Nos vies le sont aussi et pourtant, dans l’existence fugitive qui est la nôtre, ceci se passe près de nous, à une dizaine d’heures d’avion. Le malheur d’Abbott n’est pas tant une exception qu’un fait divers parmi d’autres, une erreur qui n’est pas isolée, si nous en croyons nos journaux (voir l’affaire Deshays, pour ne citer que la plus récente). Le juriste d’Olivecroix, appliquant, vers 1860, à la chance d’erreur judiciaire le calcul des probabilités, a d’ailleurs conclu qu’environ un innocent était condamné sur deux cent cinquante-sept cas. La proportion est faible ? Elle est faible au regard des peines moyennes. Elle est infinie au regard de la peine capitale. Quand Hugo écrit que pour lui la guillotine s’appelle Lesurques [22], il ne veut pas dire que tous les condamnés qu’elle décapite sont des Lesurques, mais [153] qu’il suffit d’un Lesurques pour qu’elle soit à jamais déshonorée. On comprend que la Belgique ait renoncé définitivement à prononcer la peine de mort après une erreur judiciaire et que l’Angleterre ait posé la question de l’abolition après l’affaire Hayes. On comprend aussi les conclusions de ce procureur général qui, consulté sur le recours en grâce d’un criminel, très probablement coupable, mais dont la victime n’avait pas été retrouvée, écrivait : « La survie de X… assure à l’autorité la possibilité d’examiner utilement à loisir tout nouvel indice qui serait apporté ultérieurement de l’existence de sa femme [23]… À l’inverse, l’exécution de la peine capitale, en annulant cette possibilité hypothétique d’examen, donnerait, je le crains, à l’indice le plus menu, une valeur théorique, une force de regret que je crois inopportun de créer. » Le goût de la justice et de la vérité s’exprime ici de façon émouvante et il conviendrait de citer souvent ; dans nos assises, cette « force de regret » qui résume si fermement le péril devant lequel se trouve tout juré. Une fois l’innocent mort, personne ne peut plus rien pour lui, en effet, que le réhabiliter, s’il se trouve encore quelqu’un pour le demander. On lui rend alors son innocence, qu’à vrai dire il n’avait jamais perdue. Mais la persécution dont il a été victime, ses affreuses souffrances, sa mort horrible, sont acquises pour toujours. Il ne reste qu’à penser aux innocents de l’avenir, pour que ces supplices leur soient épargnés. On l’a fait en Belgique. Chez nous, les consciences, apparemment, sont tranquilles.
Sans doute se reposent-elles sur l’idée que la justice, elle aussi, a fait des progrès et marche du même pas que la science. Quand le savant expert disserte en cour d’assises il semble qu’un prêtre ait parlé et le jury, élevé dans la religion de la science, opine. Pourtant, des affaires récentes, dont la principale fut l’affaire Besnard, nous ont donné une bonne idée de ce [154] que pouvait être une comédie des experts. La culpabilité n’est pas mieux établie parce qu’elle l’a été dans une éprouvette, même graduée. Une deuxième éprouvette dira le contraire et l’équation personnelle garde toute son importance dans ces mathématiques périlleuses. La proportion des savants vraiment experts est la même que celle des juges psychologues, à peine plus forte que celle des jurys sérieux et objectifs. Aujourd’hui comme hier, la chance d’erreur demeure. Demain, une autre expertise dira l’innocence d’un Abbott quelconque. Mais Abbott sera mort, scientifiquement lui aussi, et la science qui prétend prouver aussi bien l’innocence que la culpabilité, n’est pas encore parvenue à ressusciter ceux qu’elle tue.
Parmi les coupables eux-mêmes, est-on sûr aussi de n’avoir jamais tué que des irréductibles ? Tous ceux qui ont, comme moi, à une époque de leur vie, suivi par nécessité les procès d’assises, savent qu’il entre beaucoup de hasards dans une sentence, fût-elle mortelle. La tête de l’accusé, ses antécédents « ‘adultère est souvent considéré comme une circonstance aggravante par des jurés dont je n’ai jamais pu croire qu’ils fussent tous et. toujours fidèles), son attitude (qui ne lui est favorable que si elle est conventionnelle, c’est-à-dire comédienne, la plupart du temps), son élocution même (les chevaux de retour savent qu’il ne faut ni balbutier ni parler trop bien), les incidents de l’audience appréciés sentimentalement (et le vrai, hélas, n’est pas toujours émouvant), autant de hasards qui influent sur la décision finale du jury. Au moment du verdict de mort, on peut être assuré qu’il a fallu, pour arriver à la plus certaine des peines, un grand concours d’incertitudes. Quand on sait que le verdict suprême dépend d’une estimation que fait le jury des circonstances atténuantes, quand on sait surtout que la réforme de 1832 a donné à nos jurys le pouvoir ‘d’accorder des circonstances atténuantes indéterminées, on imagine la marge laissée à l’humeur momentanée des jurés. Ce n’est plus la loi qui prévoit avec précision les cas où la mort doit être donnée, mais [155] le jury qui, après coup, l’apprécie, c’est le cas de le dire, au jugé. Comme il n’y a pas deux jurys comparables, celui qui est exécuté aurait pu ne pas l’être. Irrécupérable aux yeux des honnêtes gens de l’Ille-et-Vilaine, il se serait vu accorder un semblant d’excuse par les bons citoyens du Var. Malheureusement, le même couperet tombe dans les deux départements. Et il ne fait pas le détail.
Les hasards du temps rejoignent ceux de la géographie pour renforcer l’absurdité générale. L’ouvrier communiste français qui vient d’être guillotiné en Algérie pour avoir déposé une bombe (découverte avant qu’elle n’explose) dans le vestiaire d’une usine, a été condamné autant par son acte que par l’air du temps. Dans le climat actuel de l’Algérie, on a voulu à la fois prouver à l’opinion arabe que la guillotine était faite aussi pour les Français et donner satisfaction à l’opinion française indignée par les crimes du terrorisme. Au même moment, pourtant, le ministre qui couvrait l’exécution acceptait les voix communistes dans sa circonscription. Si les circonstances avaient été autres, l’inculpé s’en tirait à peu de frais et risquait seulement un jour, devenu député du parti, de boire à la même buvette que le ministre. De telles pensées sont amères et l’on voudrait qu’elles restent vivantes dans l’esprit de nos gouvernants. Ils doivent savoir que les temps et les mœurs changent ; un jour vient où le coupable, trop vite exécuté, n’apparaît plus si noir. Mais il est trop tard et il ne reste plus qu’à se repentir ou à oublier. Bien entendu, on oublie. La société, cependant, n’en est pas moins atteinte. Le crime impuni, selon les Grecs, infectait la cité. Mais l’innocence condamnée, ou le crime trop puni, à la longue, ne la souille pas moins. Nous le savons, en France.
Telle est, dira-t-on, la justice des hommes et, malgré ses imperfections, elle vaut mieux que l’arbitraire. Mais cette mélancolique appréciation n’est supportable qu’à l’égard des peines ordinaires. Elle est scandaleuse devant les verdicts de mort. Un ouvrage classique [156] de droit français, pour excuser la peine de mort de n’être pas susceptible de degrés, écrit ainsi : « La justice humaine n’a nullement l’ambition d’assurer cette proportion. Pourquoi ? Parce qu’elle se sait infirme. » Faut-il donc conclure que cette infirmité nous autorise à prononcer un jugement absolu et, qu’incertaine de réaliser la justice pure, la société doive se précipiter, par les plus grands risques, à la suprême injustice ? Si la justice se sait infirme, ne conviendrait-il pas qu’elle se montrât modeste, et, qu’elle laissât autour de ses sentences une marge suffisante pour que l’erreur éventuelle pût être réparée [24] ? Cette faiblesse où elle trouve pour elle-même, de façon permanente, une circonstance atténuante, ne devrait-elle pas l’accorder toujours au criminel lui-même ? Le jury peut-il décemment dire : « Si je vous fais mourir par erreur, vous me pardonnerez sur la considération des faiblesses de notre commune nature. Mais je vous condamne à mort sans considération de ces faiblesses ni de cette nature » ? Il y a une solidarité de tous les hommes dans l’erreur et dans l’égarement. Faut-il que cette solidarité joue pour le tribunal et soit ôtée à l’accusé ? Non, et si la justice a un sens en ce monde, elle ne signifie rien d’autre que la reconnaissance de cette solidarité ; elle ne peut, dans son *essence même, se séparer de la compassion. La compassion, bien entendu, ne peut être ici que le sentiment d’une souffrance commune et non pas une frivole indulgence qui ne tiendrait aucun compte des souffrances et des droits de la victime. Elle n’exclut pas le châtiment, mais elle suspend la condamnation ultime. Elle répugne à la mesure définitive, irréparable, qui fait injustice à l’homme tout entier puisqu’elle ne fait pas sa part à la misère de la condition commune.
[157] À vrai dire, certains jurys le savent bien qui, souvent, admettent des circonstances atténuantes dans un crime que rien ne peut atténuer. C’est que la peine de mort leur paraît alors excessive et qu’ils préfèrent ne pas assez punir à punir trop. L’extrême sévérité de la peine favorise alors le crime au lieu de le sanctionner. Il ne se passe pas de session d’assises où l’on ne lise dans notre presse qu’un verdict est incohérent et que, devant les faits, il paraît ou insuffisant ou excessif. Mais les jurés ne l’ignorent pas. Simplement, devant l’énormité de la peine capitale, ils préfèrent, comme nous le ferions nous-mêmes, passer pour des ahuris plutôt que de compromettre leurs nuits à venir. Se sachant infirmes, ils en tirent du moins les conséquences qui conviennent. Et la vraie justice est avec eux, dans la mesure, justement, où la logique ne l’est pas.
Il est pourtant de grands criminels que tous les jurys condamneraient où que ce soit, dans n’importe quel temps. Leurs crimes sont certains et les preuves apportées par l’accusation rejoignent les aveux de la défense. Sans doute, ce qu’ils ont d’anormal et de monstrueux les classe déjà dans une rubrique pathologique. Mais les experts psychiatres affirment, dans la plupart des cas, leur responsabilité. Récemment, à Paris, un jeune homme, un peu faible de caractère, mais doux et affectueux, très uni aux siens, se trouve, selon ses aveux, agacé par une remarque de son père sur sa rentrée tardive. Le père lisait, assis devant la table de la salle à manger. Le jeune homme prend une hache et, par-derrière, frappe son père de plusieurs coups mortels. Puis il abat, de la même manière, sa mère qui se trouvait dans la cuisine. Il se déshabille, cache son pantalon ensanglanté dans l’armoire, va rendre visite, sans rien laisser paraître, aux parents de sa fiancée, revient ensuite chez lui et avise la police qu’il vient de trouver ses parents assassinés. La police découvre aussitôt le pantalon ensanglanté et obtient, sans difficultés, les aveux tranquilles du parricide. Les psychiatres conclurent à la responsabilité de ce meurtrier [158] par agacement. Son étrange indifférence, dont il devait donner d’autres preuves en prison (se félicitant que l’enterrement de ses parents eût été suivi par beaucoup de monde : « Ils étaient très aimés », disait-il à son avocat) ne peut cependant être considérée comme normale. Mais le raisonnement était intact chez lui, apparemment.
Beaucoup de « monstres » présentent des visages aussi impénétrables. Ils sont éliminés, sur la seule considération des faits. Apparemment, la nature ou la grandeur de leurs crimes ne permet pas d’imaginer qu’ils puissent se repentir ou s’amender. Il faut seulement éviter qu’ils recommencent et il n’y a pas d’autre solution que de les éliminer. Sur cette frontière, et sur elle seule, la discussion autour de la peine de mort est légitime. Dans tous les autres cas, les arguments ,des conservateurs ne résistent pas à la critique des abolitionnistes. A cette limite, dans l’ignorance où nous sommes, un pari s’installe au contraire. Aucun fait, aucun raisonnement ne peut départager ceux qui pensent qu’une chance doit toujours être accordée au dernier des hommes et ceux qui estiment cette chance illusoire. Mais il est possible peut-être, sur cette dernière frontière, de dépasser la longue opposition entre partisans et adversaires de la peine de mort, en appréciant l’opportunité de cette peine, aujourd’hui, et en Europe. Avec beaucoup moins de compétence, j’essaierai de répondre ainsi au voeu d’un juriste suisse, le professeur Jean Graven, qui écrivait en 1952, dans sa remarquable étude sur le problème de la peine de mort :
… Devant le problème qui se pose derechef à notre conscience et à notre raison, nous pensons qu’une solution doit être recherchée non pas sur les conceptions, les problèmes et les arguments du passé, ni sur les espérances et les promesses théoriques de l’avenir, mais sur les idées, les données, et les nécessités actuelles [25].
[159] On peut, en effet, disputer éternellement sur les bienfaits ou les ravages de la peine de mort à travers les siècles ou dans le ciel des idées. Mais elle joue un rôle ici et maintenant, et nous avons à nous définir ici et maintenant, en face du bourreau moderne. Que signifie la peine de mort pour les hommes du demi-siècle ?
Pour simplifier, disons que notre civilisation a perdu les seules valeurs qui, d’une certaine manière, peuvent justifier cette peine et souffre au contraire de maux qui nécessitent sa suppression. Autrement dit, l’abolition de la peine de mort devrait être demandée par les membres conscients de notre société, à la fois pour des raisons de logique et de réalisme.
De logique d’abord. Arrêter qu’un homme doit être frappé du châtiment définitif revient à décider que cet homme n’a plus aucune chance de réparer. C’est ici, répétons-le, que les arguments s’affrontent aveuglément et cristallisent dans une opposition stérile. Mais justement, nul parmi nous ne. peut trancher sur ce point, car nous tous sommes juges et parties. De là notre incertitude sur le droit que nous avons de tuer et l’impuissance où nous sommes à nous convaincre mutuellement. Sans innocence absolue, il n’est point de juge suprême. Or, nous avons tous fait du mal dans notre vie, même si ce mal, sans tomber sous le coup des lois, allait jusqu’au crime inconnu. Il n’y a pas de justes, mais seulement des cœurs plus ou moins pauvres en justice. Vivre, du moins, nous permet de le savoir et d’ajouter à là somme de nos actions un peu du bien qui compensera, en partie, le mal que nous avons jeté dans le monde. Ce droit de vivre qui coïncide avec la chance de réparation est le droit naturel de tout homme, même le pire. Le dernier des criminels et le plus intègre des juges s’y retrouvent côte à côte, également misérables et solidaires. Sans ce droit, la vie morale est strictement impossible. Nul d’entre nous, en particulier, n’est autorisé à désespérer d’un [160] seul homme, sinon après sa mort qui transforme sa vie en destin et permet alors le jugement définitif. Mais prononcer le jugement définitif avant la mort, décréter la clôture des comptes quand le créancier est encore vivant, n’appartient à aucun homme. Sur cette limite, au moins, qui juge absolument se condamne absolument.
Bernard Fallot, de la bande Masuy, au service de la Gestapo, qui fut condamné à mort après avoir reconnu les nombreux et terribles crimes dont il s’était rendu coupable, et qui mourut avec le plus grand courage, déclarait lui-même qu’il ne pouvait être gracié. « J’ai les mains trop rouges de sang, disait-il à un camarade de prison [26]. » L’opinion, et celle de ses juges, le plaçaient certainement parmi les irrécupérables, et j’aurais été tenté de l’admettre si je n’avais lu un témoignage surprenant. Voici ce que Fallot disait au, même compagnon, après avoir déclaré qu’il voulait mourir courageusement : « Veux-tu que je te dise mon plus profond regret ? Eh bien ! c’est de ne pas avoir connu plus tôt la Bible que j’ai là. Je t’assure que je n’en serais pas là où j’en suis. » Il ne s’agit pas de céder à quelque imagerie conventionnelle et d’évoquer les bons forçats de Victor Hugo. Les siècles éclairés, comme on dit, voulaient supprimer la peine de mort sous prétexte que l’homme était foncièrement bon. Naturellement, il ne l’est pas (il est pire ou meilleur). Après vingt ans de notre superbe histoire, nous le savons bien. Mais c’est parce qu’il ne l’est pas que personne parmi nous ne peut s’ériger en juge absolu, et prononcer l’élimination définitive du pire des coupables, puisque nul d’entre nous ne peut prétendre à l’innocence absolue. Le jugement capital rompt la seule solidarité humaine indiscutable, la solidarité contre la mort, et il ne peut être légitimé que par une vérité ou un principe qui se place au-dessus des hommes.
[161] En fait, le châtiment suprême a toujours été, à travers les siècles, une peine religieuse. Infligée au nom du roi, représentant de Dieu sur terre, ou par les prêtres, ou au nom de la société considérée comme un corps sacré, ce n’est pas la solidarité humaine qu’elle rompt alors, mais l’appartenance du coupable à la communauté divine, qui peut seule lui donner la vie. La vie terrestre lui est sans doute retirée, mais la chance de réparation lui est maintenue. Le jugement réel n’est pas prononcé, il le sera dans l’autre monde. Les valeurs religieuses, et particulièrement la croyance à la vie éternelle, sont donc seules à pouvoir fonder le châtiment suprême puisqu’elles empêchent, selon leur logique propre, qu’il soit définitif et irréparable. Il n’est alors justifié que dans la mesure où il n’est pas suprême.
L’Église catholique, par exemple, a toujours admis la nécessité de la peine de mort. Elle l’a infligée elle-même, et sans avarice, à d’autres époques. Aujourd’hui encore, elle la justifie et reconnaît à l’État le droit de l’appliquer. Si nuancée que soit sa position, on y trouve un sentiment profond qui a été exprimé directement, en 1937, par un conseiller national suisse de Fribourg, lors d’une discussion, au Conseil national, sur la peine de mort. Selon M. Grand, le pire des criminels, devant l’exécution menaçante, rentre en lui-même.
Il se repent et sa préparation à la mort en est facilitée. L’Église a sauvé un de ses membres, elle a accompli sa mission divine. Voilà pourquoi elle a constamment admis la peine de mort, non seulement comme un moyen de légitime défense, mais comme un puissant moyen de salut [27]… Sans vouloir en faire une chose d’Église, la peine de mort peut revendiquer pour elle son efficacité quasi divine, comme la guerre.
En vertu du même raisonnement sans doute, on [162] pouvait lire, sur l’épée du bourreau de Fribourg, la formule « Seigneur Jésus, tu es le Juge ». Le bourreau se trouve alors investi d’une fonction sacrée. Il est l’homme qui détruit le corps pour livrer l’âme à la sentence divine, dont nul ne préjuge. On estimera peut-être que de pareilles formules traînent avec elles des confusions assez scandaleuses. Et sans doute, pour qui s’en tient à l’enseignement de Jésus, cette belle épée est un outrage de plus à la personne du Christ. On peut comprendre, dans cette lumière, le mot terrible d’un condamné russe que les bourreaux du tsar allaient pendre, en 1905, et qui dit fermement au prêtre venu le consoler par l’image du Christ : « Éloignez-vous et ne commettez pas de sacrilège. » L’incroyant ne peut non plus s’empêcher de penser que des hommes qui ont mis au centre de leur foi la bouleversante victime d’une erreur judiciaire devraient se montrer au moins réticents devant le meurtre légal. On pourrait aussi rappeler aux croyants que l’empereur Julien, avant sa conversion, ne voulait pas donner de charges officielles aux chrétiens parce que ceux-ci refusaient systématiquement de prononcer des condamnations à mort ou d’y prêter la main. Pendant cinq siècles, les chrétiens ont donc cru que le strict enseignement moral de leur maître interdisait de tuer. Mais la foi catholique ne se nourrit pas seulement de l’enseignement personnel du Christ. Elle s’alimente aussi à l’Ancien Testament comme à saint Paul et aux Pères. En particulier l’immortalité de l’âme, et la résurrection universelle des corps sont des articles de dogme. Dès .ors, la peine capitale reste, pour le croyant, un châtiment provisoire qui laisse en suspens la sentence définitive, une disposition nécessaire seulement à l’ordre terrestre, une mesure d’administration qui, loin d’en finir avec le coupable, peut favoriser au contraire sa rédemption. Je ne dis pas que tous les croyants pensent ainsi et j’imagine sans peine que des catholiques puissent se tenir plus près du Christ que de Moïse ou de saint Paul. Je dis seulement que la foi dans l’immortalité de l’âme a permis au catholicisme de poser [163] le problème de la peine capitale en des termes très différents, et de la justifier.
Mais que signifie cette justification dans la société où nous vivons et qui, dans ses institutions comme dans ses mœurs, est désacralisée ? Lorsqu’un juge athée, ou sceptique, ou agnostique, inflige la peine de mort à un condamné incroyant, il prononce un châtiment définitif qui ne peut être révisé. Il se place sur le trône de Dieu. [28] sans en avoir les pouvoirs, et d’ailleurs sans y croire. Il tue, en somme,. parce que ses aïeux croyaient à la vie éternelle. Mais la société, qu’il prétend représenter, prononce en réalité une pure mesure d’élimination, brise la communauté humaine unie contre la mort, et se pose elle-même en valeur absolue puisqu’elle prétend au pouvoir absolu. Sans doute, elle délègue un prêtre au condamné, par tradition. Le prêtre peut espérer légitimement que la peur du châtiment aidera à la conversion du coupable. Qui acceptera cependant qu’on justifie, par ce calcul, une peine infligée et reçue le plus souvent dans un tout autre esprit ? C’est une chose que de croire avant d’avoir peur, une autre de trouver la foi après la peur. La conversion par le feu ou le couperet sera toujours suspecte, et on pouvait croire que l’Église avait renoncé à triompher des infidèles par la terreur. De toute manière, la société désacralisée n’a rien à tirer d’une conversion dont elle fait profession de se désintéresser. Elle édicte un châtiment sacré et lui retire en même temps ses excuses et son utilité. Elle délire à son propre sujet, elle élimine souverainement les méchants de son sein, comme si elle était la vertu même. Tel un homme honorable qui tuerait son fils dévoyé en disant : « Vraiment, je ne savais plus qu’en faire. »Elle s’arroge le droit de sélectionner, comme si elle était la nature elle-même, et d’ajouter d’immenses souffrances à l’élimination, comme si elle était un dieu rédempteur.
[164] Affirmer en tout cas qu’un homme doit être absolument retranché de la société parce qu’il est absolument mauvais revient à dire que celle-ci est absolument bonne, ce que personne de sensé ne. croira aujourd’hui. On ne le croira pas et l’on pensera plus facilement le contraire. Notre société n’est devenue si mauvaise et si criminelle que parce qu’elle s’est érigée elle-même en fin dernière et n’a plus rien respecté que sa propre conservation ou sa réussite dans l’histoire. Désacralisée, elle l’est, certes. Mais elle a commencé de se constituer au XIXe siècle un ersatz de religion, en se proposant elle-même comme objet d’adoration. Les doctrines de l’évolution et les idées de sélection qui les accompagnaient ont érigé en but dernier l’avenir de la société. Les utopies politiques qui se sont greffées sur ces doctrines ont placé, à la fin des temps, un âge d’or qui justifiait d’avance toutes les entreprises. La société s’est habituée à légitimer ce qui pouvait servir son avenir et à user par conséquent du châtiment suprême de manière absolue. Dès cet instant, elle a considéré comme crime et sacrilège tout ce qui contrariait son projet et ses dogmes temporels. Autrement dit, le bourreau, de prêtre, est devenu fonctionnaire. Le résultat est là, autour de nous. Il est tel que cette société du demi-siècle qui a perdu le droit, en bonne logique, de prononcer la peine capitale, devrait, maintenant, la supprimer pour des raisons de réalisme.
Devant le crime, comment se définit en effet notre civilisation ? La réponse est simple : depuis trente ans, les crimes d’État l’emportent de loin sur les crimes des individus. Je ne parle même pas des guerres, générales ou localisées, quoique le sang aussi soit un alcool, qui intoxique, à la longue, comme le plus chaleureux des vins. Mais le nombre des individus tués directement par l’État a pris des proportions astronomiques et passe infiniment celui des meurtres particuliers. Il y a de moins en moins de condamnés de [165] droit commun et de plus en plus de condamnés politiques. La preuve en est que chacun d’entre nous, si honorable soit-il, peut envisager la possibilité d’être un jour condamné à mort, alors que cette éventualité aurait paru bouffonne au début du siècle. La boutade d’Alphonse Karr : « Que messieurs les assassins commencent ! » n’a plus aucun sens. Ceux qui font couler le plus de sang sont les mêmes qui croient avoir le droit, la logique et l’histoire avec eux.
Ce n’est plus tant contre l’individu que notre société doit donc se défendre que contre l’État. Il se peut que les proportions soient inversées dans trente ans. Mais, pour le moment, la légitime défense doit être opposée à l’État et à lui d’abord. La justice et l’opportunité la plus réaliste commandent que la loi protège l’individu contre un État livré aux folies du sectarisme ou de l’orgueil. « Que l’État commence et abolisse la peine de mort ! » devrait être, aujourd’hui, notre cri de ralliement.
Les lois sanglantes, a-t-on dit, ensanglantent les mœurs. Mais il arrive un état d’ignominie, pour une société donnée où, malgré tous les désordres, les mœurs ne parviennent jamais à être aussi sanglantes que les lois. La moitié de l’Europe connaît cet état. Nous autres Français, l’avons connu et risquons de le connaître à nouveau. Les exécutés de l’occupation ont entraîné les exécutés de la Libération dont les amis rêvent de revanche. Ailleurs des États chargés de trop de crimes se préparent à noyer leur culpabilité dans des massacres plus grands encore. On tue pour une nation ou pour une classe divinisées. On tue pour une société future, divinisée elle aussi. Qui croit tout savoir imagine tout pouvoir. Des idoles temporelles, qui exigent une foi absolue, prononcent inlassablement des châtiments absolus. Et des religions sans transcendance tuent en masse des condamnés sans espérance.
Comment la société européenne du demi-siècle survivrait-elle alors, sans décider de défendre les personnes, par tous les moyens, contre l’oppression étatique ? [166] Interdire la mise à mort d’un homme serait proclamer publiquement que la société et l’État ne sont pas des valeurs absolues, décréter que rien ne les autorise à légiférer définitivement, ni à produire de l’irréparable. Sans la peine de mort, Gabriel Péri et Brasillach seraient peut-être parmi nous. Nous pourrions alors les juger, selon notre opinion, et dire fièrement notre jugement, au lieu qu’ils nous jugent ; maintenant, et que nous nous taisons. Sans la peine de mort, le cadavre de Rajk n’empoisonnerait pas la Hongrie, l’Allemagne moins coupable serait mieux reçue de l’Europe, la révolution russe n’agoniserait pas dans la honte, le sang algérien pèserait moins sur nos consciences. Sans la peine de mort, l’Europe, enfin, ne serait pas infectée par les cadavres accumulés depuis vingt ans dans sa terre épuisée. Sur notre continent, toutes les valeurs sont bouleversées par la peur et la haine, entre les individus comme entre les nations. La lutte des idées se fait à la corde et au couperet. Ce n’est plus la société humaine et naturelle qui exerce ses droits de répression, mais l’idéologie qui règne et exige ses sacrifices humains. « L’exemple que donne toujours l’échafaud, a-t-on pu écrire [29], c’est que la vie de l’homme cesse d’être sacrée lorsqu’on croit utile de le tuer. »Apparemment, cela devient de plus en plus utile, l’exemple se propage, la contagion se répand partout. Avec elle, le désordre du nihilisme. Il faut donc donner un coup d’arrêt spectaculaire et proclamer, dans les principes et dans les institutions, que la personne humaine est au-dessus de l’État. Toute mesure, aussi bien, qui diminuera la pression des forces sociales sur l’individu, aidera à décongestionner une Europe qui souffre d’un afflux de sang, lui permettra de mieux penser et de s’acheminer vers la guérison. La maladie de l’Europe est de ne croire à rien et de prétendre tout savoir. Mais elle ne sait pas [167] tout, il s’en faut, et, à en juger par la révolte et l’espérance où nous sommes, elle croit à quelque chose – elle croit que l’extrême misère de l’homme, sur une limite mystérieuse, touche à son extrême grandeur. La foi, pour la majorité des Européens, est perdue. Avec elle, les justifications qu’elle apportait dans l’ordre du châtiment. Mais la majorité des Européens vomissent aussi l’idolâtrie d’État qui a prétendu remplacer la foi. Désormais à mi-chemin, certains et incertains, décidés à ne jamais subir et ne jamais opprimer, nous devrions reconnaître en même temps notre espoir et notre ignorance, refuser la loi absolue, l’institution irréparable. Nous en savons assez pour dire que tel grand criminel mérite les travaux forcés à perpétuité. Mais nous n’en savons pas assez pour décréter qu’il soit ôté à son propre avenir, c’est-à-dire à notre commune chance de réparation. Dans l’Europe unie de demain, à cause de ce que je viens de dire, l’abolition solennelle de la peine de mort devrait être le premier article du Code européen que nous espérons tous.
Des idylles humanitaires du XVIIIe siècle aux échafauds sanglants, la route est droite et les bourreaux d’aujourd’hui, chacun le sait, sont humanistes. On ne saurait trop, par conséquent se méfier de l’idéologie humanitaire dans un problème comme celui de la peine de mort. Au moment de conclure, je voudrais donc répéter que ce ne sont pas des illusions sur la bonté naturelle de la créature, ni la foi dans un âge doré à venir, qui expliquent mon opposition à la peine de mort. Au contraire, l’abolition me paraît nécessaire pour des raisons de pessimisme raisonné, de logique et de réalisme. Non que le cœur n’ait pas de part à ce que j’ai dit. Pour qui vient de passer des semaines dans la fréquentation des textes, des souvenirs, des hommes, qui, de près ou de loin, touchent à l’échafaud, il ne saurait être question de sortir de ces [168] affreux défilés tel qu’on y était entré. Mais je ne crois pas, pour autant, il faut le répéter, qu’il n’y ait nulle responsabilité en ce monde et qu’il faille céder à ce penchant moderne qui consiste à tout absoudre, la victime et le tueur, dans la même confusion. Cette confusion purement sentimentale est faite de lâcheté plus que de générosité et finit par justifier ce qu’il y a de pire en ce monde. À force de bénir, on bénit aussi le camp d’esclaves, la force lâche, les bourreaux organisés, le cynisme des grands monstres politiques ; on livre enfin ses frères. Cela se voit autour de nous. Mais justement, dans l’état actuel du monde, l’homme du siècle demande des lois et des institutions de convalescence, qui le brident sans le briser, qui le conduisent sans l’écraser. Lancé dans le dynamisme sans frein de l’histoire, il a besoin d’une physique et de quelques lois d’équilibre. Il a besoin, pour tout dire, d’une société de raison et non de cette anarchie où l’ont plongé son propre orgueil et les pouvoirs démesurés de l’État.
J’ai la conviction que l’abolition de la peine de mort nous aiderait à avancer sur le chemin de cette société. La France pourrait, prenant cette initiative, proposer de l’étendre aux pays non abolitionnistes de part et d’autre du rideau de fer. Mais qu’elle donne en tout cas l’exemple. La peine capitale serait alors remplacée par les travaux forcés, à perpétuité pour les criminels jugés irréductibles, à terme pour les autres. À ceux qui estiment que cette peine est plus dure que la peine capitale, on répondra en s’étonnant qu’ils n’aient pas proposé, dans ce cas, de la réserver aux Landru et d’appliquer la peine capitale aux criminels secondaires. On leur rappellera aussi que les travaux forcés laissent au condamné la possibilité de choisir la mort, tandis que la guillotine n’ouvre aucun chemin de retour. À ceux qui estiment, au contraire, que les travaux forcés sont une peine trop faible, on répondra d’abord qu’ils manquent d’imagination et ensuite que la privation de la liberté leur paraît un châtiment léger dans la seule mesure où la société [169] contemporaine nous a appris à mépriser la liberté [30]. Que Caïn ne soit pas tué, mais qu’il conserve aux yeux des hommes un signe de réprobation, voilà en tout cas, la leçon que nous devons tirer de l’Ancien Testament, sans parler des Évangiles, plutôt que de nous inspirer des exemples cruels de la loi mosaïque. Rien n’empêche en tout cas qu’une expérience, limitée dans le temps (pour dix ans, par exemple) soit tentée chez nous, si notre Parlement est encore incapable de racheter ses votes sur l’alcool par cette grande mesure de civilisation que serait l’abolition définitive. Et si vraiment l’opinion publique, et ses représentants, ne peuvent renoncer à cette loi de paresse qui se borne à éliminer ce qu’elle ne sait amender, que, du moins, en attendant un jour de renaissance et de vérité, nous n’en fassions pas cet « abattoir solennel [31] » qui souille notre société. La peine de mort, telle qu’elle est appliquée, et si rarement qu’elle le soit, est une dégoûtante boucherie, un outrage infligé à la personne et au corps de l’homme. Cette détroncation, cette tête vivante et déracinée, ces longs jets de sang, datent d’une époque barbare qui croyait impressionner le peuple par des spectacles avilissants. Aujourd’hui où cette ignoble mort est administrée à la sauvette, quel est le sens de ce supplice ? La vérité est qu’à l’âge nucléaire nous tuons comme à l’âge du peson. Et il n’est pas un homme [170] de sensibilité normale qui, à la seule idée de cette grossière chirurgie, n’en vienne à la nausée. Si l’État français est incapable de triompher de lui-même, sur ce point, et d’apporter à l’Europe un des remèdes dont elle a besoin, qu’il réforme pour commencer le mode d’administration de la peine capitale. La science qui sert à tant tuer pourrait au moins servir à tuer décemment. Un anesthésique qui ferait passer le condamné du sommeil à la mort, qui resterait à sa portée pendant un jour au moins pour qu’il en use librement, et qui lui serait administré, sous une autre forme, dans le cas de volonté mauvaise ou défaillante, assurerait l’élimination, si l’on y tient, mais apporterait un peu de décence là où il n’y a, aujourd’hui, qu’une sordide et obscène exhibition.
J’indique ces compromis dans la mesure où il faut parfois désespérer de voir la sagesse et la vraie civilisation s’imposer aux responsables de notre avenir. Pour certains hommes, plus nombreux qu’on ne croit, savoir ce qu’est réellement la peine de mort et ne pouvoir empêcher qu’elle s’applique, est physiquement insupportable. À leur manière, ils subissent aussi cette peine, et sans aucune justice. Qu’on allège au moins le poids des sales images qui pèsent sur eux, la société n’y perdra rien. Mais cela même, à la fin, sera insuffisant. Ni dans le cœur des individus ni dans les mœurs des sociétés, il n’y aura de paix durable tant que la mort ne sera pas mise hors la loi.
[1] Le condamné, selon l’optimiste docteur Guillotin, ne devait rien sentir. Tout au plus une « légère fraîcheur dans le cou ».
[2] Justice sans bourreau, no 2, juin 1956.
[3] Publié par Roger Grenier, Les Monstres, Gallimard. Ces déclarations sont authentiques.
[4] Éditions Matot-Braine, Reims.
[5] En 1905, dans le Loiret.
[6] Revue Réalités, no 105, octobre 1954.
[7] On peut lire chaque semaine dans la presse les cas de criminels qui ont hésité d’abord entre se tuer ou tuer.
[8] Rapport du Select Committee anglais de 1930 et de la Commission royale anglaise qui a repris l’étude récemment : « Toutes les statistiques que nous avons examinées nous confirment que l’abolition de la peine de mort n’a pas provoqué une augmentation du nombre des crimes. »
[9] Rapport du Select Committee, 1930.
[10] Bela Just, La Potence et la croix. Fasquelle.
[11] Roger Grenier, Les Monstres, Gallimard.
[12] Roger Grenier, Les Monstres, Gallimard.
[13] J’ai demandé, il y a quelques années, la grâce de six condamnés à mort tunisiens, condamnés pour le meurtre, dans une émeute de trois gendarmes français. Les circonstances où s’était produit ce meurtre rendaient difficile le partage des responsabilités. Une note de la présidence de la République me fit savoir que ma supplique retenait l’intérêt de l’organisme qualifié. Malheureusement, lorsque cette note me fut adressée, j’avais lu, depuis deux semaines, que la sentence avait été exécutée. Trois des condamnés avaient été mis à mort, les trois autres graciés. Les raisons de gracier les uns plutôt que les autres n’étaient pas déterminantes. Mais il fallait sans doute procéder à trois exécutions capitales là où il y avait eu trois victimes.
[14] Reemen, condamné à mort à la Libération, est resté sept cents jours dans les chaînes avant d’être exécuté, ce qui est scandaleux. Les condamnés de droit commun attendent en règle générale, de trois à six mois le matin de leur mort. Et il est difficile, si l’on veut préserver leurs chances de survie, de raccourcir le délai. le puis témoigner, d’ailleurs, que l’examen des recours en grâce est fait, en France, avec un sérieux qui n’exclut pas la volonté visible de gracier, dans toute la mesure où la loi et les mœurs le permettent.
[15] Le dimanche n’étant pas jour d’exécution, la nuit du samedi est toujours meilleure dans les quartiers des condamnés à mort.
[16] Bela Just, op. cit.
[17] Un grand chirurgien, lui-même catholique, me confiait après expérience qu’il n’avertissait même pas les croyants, quand ils étaient atteints d’un cancer incurable. Le choc, selon lui, risquait de dévaster jusqu’à leur foi.
[18] R.P. Devoyod, op. cit. Impossible aussi de lire, sans en être bouleversé, les pétitions de grâce présentées par un père où une mère qui, visiblement, ne comprennent pas le châtiment qui les frappe soudain.
[19] La France est le premier des pays consommateurs d’alcool, le quinzième des pays constructeurs (1957).
[20] Les partisans de la peine de mort firent grand bruit à la fin du siècle dernier d’une augmentation de la criminalité, à partir de 1880, qui semblait parallèle à une diminution d’application de la peine. Mais c’est en 1880 qu’a été promulguée la loi permettant d’ouvrir sans autorisation préalable des débits de boisson. Après cela, allez interpréter les statistiques !
[21] Il faut noter que l’usage, dans les prisons américaines, est de changer le condamné de cellule la veille de son exécution en lui annonçant la cérémonie qui l’attend.
[22] C’est le nom de l’innocent guillotiné dans l’affaire du Courrier de Lyon.
[23] Le condamné était accusé d’avoir tué sa femme. Mais on n’avait pas retrouvé le corps de cette dernière.
[24] On s’est félicité d’avoir gracié Sillon, qui tua récemment sa fillette de quatre ans, pour ne pas la donner à sa mère qui voulait divorcer. On découvrit, en effet, pendant sa détention, que Sillon souffrait d’une tumeur au cerveau qui pouvait expliquer la folie de son acte.
[25] Revue de Criminologie et de Police technique, Genève, numéro spécial, 1952.
[26] Jean Bocognano, Quartier des fauves, prison de Fresnes, Éditions du Fuseau.
[27] C’est moi qui souligne.
[28] On sait que la décision du jury est précédée de la formule : « Devant Dieu et ma conscience… »
[29] Francart.
[30] Voir aussi le rapport sur la peine de mort du représentant Dupont, à l’Assemblée nationale, le 31 mai 1791 : « Une humeur âcre et brûlante le (l’assassin) consume ; ce qu’il redoute le plus, c’est le repos ; c’est un état qui le laisse avec lui-même, c’est pour en sortir qu’il brave continuellement la mort et cherche à la donner ; la solitude et sa conscience, voilà son véritable supplice. Cela ne nous indique-t-il pas quel genre de punition vous devez lui infliger, quel est celui auquel il sera sensible ? N’est-ce pas dans la nature de la maladie qu’il faut prendre le remède qui doit la guérir. » C’est moi qui souligne la dernière phrase. Elle fait de ce représentant peu connu un véritable précurseur de nos psychologies modernes.
[31] Tarde. [Voir les œuvres de Gabriel Tarde dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
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