Mona Chollet, Accelerazione e alienazione. Una critica sociale del tempo nella tarda modernità

by gabriella

Murphy, Watch 1925

Traggo dall’ultimo numero di Le Monde Diplomatique (décembre 2012) questa bella ricognizione storica sull’accelerazione e sulle origini della fame di tempo che affligge la contemporaneità.

La technologie devait apporter à l’humanité loisirs et liberté. Mais le rythme de la vie a suivi celui des machines, et chacun se sent accablé de contraintes asphyxiantes. Inégalement réparti, le temps constitue désormais une ressource rare et disputée. Pour comprendre les raisons de cette pénurie, un détour historique s’impose…

ECONOMISTE et romancier, l’Espagnol Fernando Trías de Bes sait bien que les gens ont aussi peu de temps pour lire qu’il en a pour écrire. Il a donc publié il y a quelques années un récit qui a le bon goût d’être à la fois court et truffé d’abréviations (1). On y suit les tribulations d’un personnage ordinaire baptisé TC, pour « type commun». Employé par une multinationale, TC y remplit une fonction décisive : il est chargé de dissimuler dans des armoires les factures des fournisseurs, afin que ceux-ci soient obligés de les renvoyer. Cette tâche prenante ainsi que le crédit contracté pour l’achat de l’appartement familial ne lui laissent guère le temps (T) de se consacrer à la passion secrète qui l’habite depuis l’enfance : l’étude des fourmis à tête rouge (Fourm à Tte Rge).

Ayant un jour calculé, à son grand désespoir, qu’il lui faudra encore trentecinq ans pour rembourser sa dette et rejoindre enfin ses chères Fourm à Tte Rge, TC décide de démissionner et de faire fortune. Une idée géniale lui vient. Il va vendre ce que ses contemporains, comme lui, recherchent avec le plus d’ardeur : du T. Il commence par lancer sur le marché des flacons de cinq minutes, qui s’arrachent aussitôt. Il monte alors en gamme et propose des boîtes de deux heures… Son génie commercial entraînera des bouleversements sociaux et politiques qu’il était loin d’avoir prévus.

La fable de Trías de Bes a le mérite d’illustrer le mécanisme de la dette comme «vol du temps (2) » et, plus largement, l’état de « famine temporelle (3) » que connaissent les sociétés occidentales modernes. Se pourrait-il que celles-ci, aveuglées par le prestige que confère un rythme de vie frénétique, prisonnières d’une certaine conception de l’activité et du destin humains, sous-estiment le bien essentiel que représente le temps, au point de le dégrader sans vergogne ? Derrière ce que chacun perçoit le plus souvent comme une donnée naturelle, ou comme les aléas de son existence individuelle, il y a pourtant un « régime temps » qui ne doit rien au hasard, souligne le sociologue allemand Hartmut Rosa.

Il distingue dans la période récente trois formes d’accélération qui se combinent : accélération technique (Internet, les trains à grande vitesse, le four à micro-ondes) ; accélération sociale (on change davantage d’emploi et de conjoint au cours d’une vie, on remplace plus souvent les objets) ; et accélération du rythme de vie (on dort moins, on parle plus vite, on échange moins avec ses proches, on repasse tout en téléphonant et en regardant la télévision).

Certes, en bonne logique, l’accélération technique devrait assurer à tous un quotidien paisible et nonchalant ; sauf que, si elle réduit bien la durée des processus, elle en multiplie aussi le nombre. Il est plus rapide d’écrire un message électronique qu’une lettre, mais on écrit beaucoup plus de messages électroniques qu’on n’écrivait de lettres ; la voiture permet d’aller plus vite, mais, comme elle suscite aussi un accroissement des déplacements, elle ne diminue pas le temps consacré au transport… L’explosion du nombre des sollicitations et des possibilités – consommation, industrie des loisirs, Internet, télévision… – oblige aussi à des arbitrages permanents et très chronophages.

L’horloge, «moulin du diable »

SELON Rosa, le phénomène historique de l’accélération fut au départ porté par des sociétés occidentales, qui l’appelaient de leurs voeux, y voyant une promesse de progrès et d’autonomie.

Mais, désormais, il court-circuite les institutions et les cadres politiques grâce auxquels il a pu se déployer. Il devient une « force totalitaire interne à la société moderne », dans le sens d’un principe abstrait et omniprésent auquel nul ne peut échapper. Dans son quotidien, l’individu a l’impression de ne faire qu’« éteindre le feu », sans jamais pouvoir prendre du recul sur sa propre vie ; et, au niveau collectif, les communautés politiques perdent la maîtrise de leur destin. Paradoxalement, cette course folle s’accompagne alors d’un sentiment d’inertie et de fatalisme. elle réduit bien la durée des processus, elle en multiplie aussi le nombre. Il est plus rapide d’écrire un message électronique qu’une lettre, mais on écrit beaucoup plus de messages électroniques qu’on n’écrivait de lettres ; la voiture permet d’aller plus vite, mais, comme elle suscite aussi un accroissement des déplacements, elle ne diminue pas le temps consacré au transport… L’explosion du nombre des sollicitations et des possibilités – consommation, industrie des loisirs, Internet, télévision… – oblige aussi à des arbitrages permanents et très chronophages.

Si les milieux progressistes n’identifient pas toujours clairement le temps comme l’enjeu d’une bataille stratégique, on peut néanmoins constater qu’il est devenu une ressource très disputée, et très inégalement répartie. En France, les lois Aubry sur la réduction du temps de travail, en 1998 et 2000, ont offert des congés supplémentaires aux cadres, mais ont déstructuré les rythmes des salariés peu qualifiés, qui se sont vu imposer une flexibilité accrue. Les agences de «services à la personne », dont l’une s’appelle, tout simplement, Du Temps pour moi, permettent aux classes aisées de se décharger du ménage ou de la garde des enfants en fournissant à une main-d’oeuvre le plus souvent féminine, pauvre et /ou immigrée des emplois aussi ingrats que mal payés (4). Le temps de ces « petites mains » est traité avec un mépris souverain, de même que celui des bénéficiaires de prestations sociales, condamnés à faire la queue au guichet (5) : «Revenez demain. » Même inégalité dans le «droit à la déconnexion » : «Comme c’est lui le chef, le responsable de l’entretien des bâtiments s’autorise à débrancher son téléphone quand ça l’arrange, témoigne un salarié. Par contre, les gens qui sont sous ses ordres, les ouvriers, se font engueuler lorsqu’ils éteignent leur appareil (6). » Les femmes dans leur ensemble sont soumises à une pression particulière. En juillet 2012, le mouvement féministe belge Vie féminine a consacré à ce problème sa semaine d’étude annuelle.

Sous le titre « Reprenons du pouvoir sur le temps ! » (www.viefeminine.be), la note d’intention remarquait que, en plus d’assumer l’essentiel des tâches domestiques, elles jouent le rôle d’«amortisseurs temporels », à la fois dans l’entreprise, où elles travaillent souvent à temps partiel (lire l’article de Margaret Maruani et Monique Meron page 4), et dans la sphère privée, où elles portent la «charge mentale de l’organisation des différents temps de vie de la famille ». Elles sont également victimes « des mentalités toujours sexistes qui associent féminité et dévouement aux autres ». Une infirmière confie en écho : « J’ai toujours l’impression quand je fais quelque chose pour moi d’avoir délaissé quelqu’un (7). »

Si, au cours des dernières décennies, le travail s’est intensifié et tend, pour certaines catégories de salariés, à envahir la sphère personnelle, sa durée officielle n’a cessé de baisser depuis le début de l’époque moderne. Les sujets ont donc plus de temps libre, mais ils n’en sont pas moins emportés par le rythme infernal de la vie collective (8). En outre, signale Rosa, ils consacrent souvent leurs loisirs à des activités de peu de valeur à leurs propres yeux, comme regarder la télévision : ils souffrent d’une sorte d’inhibition à faire ce qu’ils ont réellement envie de faire. Rien d’étonnant à cela. Car le problème du temps n’est pas seulement quantitatif – on en manque toujours –, mais aussi qualitatif : on ne sait plus l’habiter, l’apprivoiser.

La conception que l’on s’en fait a été forgée par l’éthique capitaliste, à l’origine d’inspiration protestante, mais largement sécularisée (9) : il est une ressource abstraite qu’il s’agit de «mettre à profit de manière aussi intensive que possible (10) ». L’historien britannique Edward Palmer Thompson a relaté la révolte des premières générations d’ouvriers lorsqu’elles se virent imposer un temps de travail défini par l’horloge, la sirène ou la pointeuse, et non plus par la tâche à accomplir (11). Avec cette régularité se perd l’habitude spontanée d’alterner les périodes de labeur intense et les périodes d’oisiveté, que Thompson considère comme le rythme «naturel» de l’être humain.  C’est le strict découpage du temps qui règle la discipline, à l’usine mais aussi à l’école, institution qui vise à dompter de façon précoce la future main-d’oeuvre : en 1775, à Manchester, le révérend J. Clayton s’inquiète de voir les rues infestées d’«enfants inoccupés en haillons, qui non seulement perdent leur temps, mais prennent en outre l’habitude de jouer ». La dimension répressive de l’entreprise apparaît clairement lorsque le théologien puritain Richard Baxter suggère à chacun, avant la généralisation des montres à gousset, de se régler « sur son horloge morale intérieure ». Plus récemment, en 2005, en Allemagne, le ministre chrétiendémocrate de la justice du Land de Hesse avait suggéré de «garder un oeil sur les chômeurs » au moyen de «menottes électroniques», afin de leur réapprendre à «vivre à des heures normales» (12)

La logique de rentabilité et de compétitivité, propre à l’activité économique (« la concurrence ne dort jamais »), s’étend à tous les domaines de la vie. Le temps libre, d’autant plus précieux qu’il a été gagné, doit lui aussi être géré efficacement ; mais cette réticence à courir le risque de le dilapider a de lourdes conséquences. Il en résulte un handicap qui, pour le coup, est également partagé du haut en bas de l’échelle sociale : «Pas plus que l’exploiteur, l’exploité n’a guère la chance de se vouer sans réserve aux délices de la paresse », écrit Raoul Vaneigem. Or, «sous l’apparente langueur du songe s’éveille une conscience que le martèlement quotidien du travail exclut de sa réalité rentable » (13). Rosa ne dit pas autre chose : selon lui, si l’on veut reprendre la main sur le cours de l’histoire individuelle et collective, il faut avant tout se dégager des « ressources temporelles considé – rables » pour le jeu, l’oisiveté, et réapprendre à «mal » passer le temps.

Ce qui est en cause, ajoute-t-il, c’est la possibilité de «s’approprier le monde», faute de quoi celui-ci devient «silencieux, froid, indifférent et même hostile » ; il parle d’un « désastre de la résonance dans la modernité tardive ». La chercheuse Alice Médigue, elle aussi, identifie un «phénomène de désappropriation » qui maintient le sujet contemporain dans un état d’étrangeté au monde et à sa propre existence (14). Avant le règne de l’horloge – que les paysans kabyles des années 1950, rapporte Pierre Bourdieu, appelaient « le moulin du diable» –, les manières de mesurer le temps reliaient d’ailleurs naturellement les êtres humains à leur corps et à leur environnement concret. Les moines birmans, raconte Thompson, se levaient à l’heure où « il y a assez de lumière pour voir les veines de la main » ; à Madagascar, un instant se comptait à l’aune de la « friture d’une sauterelle »

Parce qu’elle plonge ses racines très profondément dans l’histoire de la modernité, la crise du temps ne se satisfera pas de solutions superficielles. D’où la prudence avec laquelle il faut considérer des initiatives comme le mouvement européen slow – « lent » : Slow Food pour la gastronomie (15), Slow Media pour le journalisme, Cittaslow pour l’urbanisme…

Aux Etats-Unis, le penseur Stewart Brand supervise dans le désert du Texas la construction d’une «Horloge du Long Maintenant » censée fonctionner pendant dix mille ans et redonner ainsi à l’humanité le sens du long terme. Le projet perd toutefois de sa poésie lorsqu’on sait qu’il est financé par M. Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon : on doute que ses employés, obligés de cavaler toute la journée dans des entrepôts surchauffés, y puisent un grand réconfort existentiel…

Notes

(1) Fernando Trías de Bes, Le Vendeur de temps, Hugo & Cie, Paris, 2006.

(2) Lire Maurizio Lazzarato, «La dette ou le vol du temps », Le Monde diplomatique, février 2012.

(3) Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, coll. «Théorie critique », Paris, 2012.

(4) Lire le dossier « Mirage des services à la personne », Le Monde diplomatique, septembre 2011.

(5) Alice Médigue, Temps de vivre, lien social et vie locale. Des alternatives pour une société à taille humaine, Yves Michel, coll. « Société civile », Gap, 2012.

(6) Cité par Francis Jauréguiberry, Les Branchés du portable. Sociologie des usages, Presses universitaires

de France, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », Paris, 2003.

(7) Cité par Paul Bouffartigue, Temps de travail et temps de vie. Les nouveaux visages de la disponibilité temporelle, Presses universitaires de France, coll. «Le travail humain », 2012.

(8) Lire Serge Halimi, « “On n’a plus le temps…” », Le Monde diplomatique, octobre 2012.

(9) Lire «Aux sources morales de l’austérité », Le Monde diplomatique, mars 2012.

(10) Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, 2010.

(11) Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique, Paris, 2004 [1e éd. : 1993].

(12) Le Canard enchaîné, Paris, 4 mai 2005.

(13) Raoul Vaneigem, Eloge de la paresse affinée, Editions turbulentes, 2005, www.infokiosques.net

(14) Alice Médigue, Temps de vivre, lien social et vie locale, op. cit.

(15) Lire Carlo Petrini, « Militants de la gastronomie », Le Monde diplomatique, août 2006.

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