Un estratto del testo di Vaneigem dedicato alla critica del lavoro, uscito nel 1996 (riedito nel 2005) per le Editions Turbulentes di Digione.
Dans l’opinion qui s’est forgée à son propos, la paresse a beaucoup gagné au discrédit croissant dont s’est grevé le travail. Longtemps érigé en vertu par la bourgeoisie, qui en tirait profit, et par les bureaucraties syndicales, auxquelles il assurait leur plus-value de pouvoir, l’abrutissement du labeur quotidien a fini par se faire reconnaître pour ce qu’il est : une alchimie involutive transformant en un savoir de plomb l’or de la richesse existentielle.
Cependant, l’estime dont se prévaut la paresse n’en continue pas moins à souffrir de la relation de couple qui, dans la sotte assimilation des bêtes à ce que les humains ont de plus méprisable, persiste à accoler la cigale et la fourmi. Qu’on le veuille ou non, la paresse demeure prise au piège du travail qu’elle rejette en chantant.
Quand il s’agit de ne rien faire, la première idée n’est-elle pas que la chose va de soi ? Hélas, dans une société où nous sommes sans relâche arrachés à nous-mêmes, comment aller vers soi sans encombre ? Comment s’installer sans effort en cet état de grâce où ne règne plus que la nonchalance du désir ?
Tout n’est-il pas mis en branle pour troubler, par les meilleures raisons du devoir et de la culpabilité, le loisir serein d’être en paix en sa seule compagnie ? Georg Groddeck percevait avec justesse dans l’art de ne rien faire le signe d’une conscience vraiment affranchie des multiples contraintes qui, de la naissance à la mort, font de la vie une frénétique production de néant.
Nous sommes si pétris de paradoxes que la paresse n’est pas un sujet sur lequel on puisse s’étendre simplement, comme y convierait la nature si toutefois la nature pouvait s’aborder sans détours.
Le travail a dénaturé la paresse. Il en a fait sa putain dans le même temps que le pouvoir patriarcal voyait dans la femme le repos du guerrier. Il l’a affublée de ses faux-semblants, quand la morgue des classes sociales exploiteuses identifiait l’activité laborieuse à la seule production manuelle.
Qu’était-ce que ces puissants, ces souverains, ces aristocrates, ces hauts dignitaires sinon des travailleurs intellectuels, des travailleurs chargés de faire travailler ceux dont ils avaient « pris la tête » ? Cette oisiveté dont les riches se targuaient et qui nourrit séculairement le ressentiment des opprimés me paraît bien éloignée de l’état de paresse dans ce qu’elle offre d’idyllique.
Le beau prélassement que s’adjugent les infatués de noblesse aux aguets des moindres manquements, sourcilleux de préséances, attentifs à la valetaille masquant sa hargne et son mépris sous la servilité, quand il ne s’agit pas de faire goûter au préalable les mets assaisonnés par les maléfices de l’envie et de la vengeance. Quelle fatigue que cette paresse-là, et quelle servitude dans l’agrément constant d’une complaisance de commande !
Dira-t-on du despote qu’il s’arroge au moins le plaisir d’être obéi ? Piètre plaisir que celui qui, se payant du déplaisir des autres, s’avale avec l’aigreur qu’il suscite ! On conviendra que se tenir de la sorte au-dessus des tâches ignobles n’est pas de tout repos et ne favorise guère l’heureux état de ne rien faire.
Sans doute l’homme d’affaires, le patron, le bureaucrate ne s’embarrassent-ils pas, en dehors de leurs occupations, d’un train de domesticité plus importune que confortable. Je ne sais s’ils recherchent la solitude du sous-préfet aux champs mais tout indique chez eux une propension au divertissement plus qu’à l’oisiveté. On ne rompt point sans difficulté avec un rythme qui vous propulse de l’usine au bureau, du bureau à la Bourse et de la conférence-repas au repas-conférence. Le temps soudain vidé de sa comptabilité monnayée tourne au temps mort, c’est à peine s’il existe. Il faut avoir perdu plus que le sens moral, le sens de la rentabilité pour prétendre y entrer et s’y installer sans vergogne.
Passe pour le sommeil, véritable prescription médicale pour qui se jette chaque jour dans une course contre la montre. Mais qui osera, dans une guerre où chaque instant est exposé au feu nourri de la concurrence, lever le drapeau blanc d’un moment d’oisiveté ? Nous a-t-on assez rabâché le désastreux exemple des « délices de Capoue » où Hannibal, cédant à l’on ne sait quel envoûtement des sens, perd irrémédiablement et Rome et le bénéfice de ses conquêtes.
Il faut se rendre à l’évidence : dans un monde où rien ne s’obtient sans le travail de la force et de la ruse, la paresse est une faiblesse, une bêtise, une faute, une erreur de calcul. On n’y accède qu’en changeant d’univers, c’est à dire d’existence. Ce sont des choses qui arrivent.
Un directeur de banque, m’assure-t-on, s’est trouvé ruiné, abandonné de tous, couvert d’opprobre. Un coin de campagne l’accueille, il y cultive un peu de vigne. Un potager, quelques poules et l’amitié des ses voisins suffisent à ses besoins. Il y fait d’étonnantes découverte : un coucher de soleil, le scintillement de la lumière dans les sous-bois, l’odeur de la sauvagine, le goût du pain qu’il a pétri et cuit, le chant des alites, la conformation troublante de l’orchidée, les rêveries de la terre à l’heure de la rosée ou du serein. Le dégoût d’une existence passée à s’ignorer lui a donné une place dans l’univers. Encore s’agissait-il de savoir l’occuper.
La route n’est pas si facile que l’exclusion d’un monde qui vous exclut de vous-même suffise à s’y retrouver. S’il en était ainsi, il n’est pas un chômeur qui ne devînt poète des temps futurs.
Le chômeur, le plus souvent, ne s’appartient pas, il continue d’appartenir au travail. Ce qui l’a détruit dans l’aliénation de l’usine et du bureau persiste à le ronger au dehors comme la douleur d’un membre fantôme. Pas plus que l’exploiteur, l’exploité n’a guère la chance de se vouer sans réserve aux délices de la paresse.
Il y a de la malice, assurément, à en faire le moins possible pour un patron, à s’arrêter dès qu’il a le dos tourné, à saboter les cadences et les machines, à pratiquer l’art de l’absence justifiée. La paresse ici sauvegarde la santé et prête à la subversion un caractère plaisamment roboratif. Elle rompt l’ennui de la servitude, elle brise le mot d’ordre, elle rend la monnaie de sa pièce à ce temps qui vous ôte huit heures de vie et qu’aucun salaire ne vous laissera récupérer. Elle double avec un sauvage acharnement les minutes volées à l’horloge pointeuse, où le décompte de la journée accroît le profit patronal.
Bien, mais la question reste posée : quel plaisir peut-on prendre sans réserve s’il implique avant tout que soit gâté celui de l’autre ? Tu veux être obéi ? Cela ne sera pas, et j’en avance la preuve vivante en me dérobant à ta puissance, en brisant ce pouvoir qui te semble sinon éternel, du moins acquis pour longtemps.
Noble tâche que la subversion du travail ignoble, sans doute, mais travail ne vous en déplaise ! Vous voilà, comme le maître aux aguets du valet qui le vole, à paresser aux aguets du maître pour le mieux voler. La paresse ne s’entend pas de façon aussi furtive. Il y faut de l’aisance, comme dans l’amour. Qui est sur le « qui vive ? » ne vit point, ou médiocrement.
Quelle rancœur, de surcroît, à ne pas gâcher aussi salement qu’on le souhaiterait l’hédonisme des exploiteurs, si médiocre qu’il fût ! « Pendant que nous trimons, ils s’amplissent la panse », dit la chanson. Mais à l’exemple de ces curés paillards à qui le vieil anticléricalisme puritain reprochait de verser dans la débauche, l’hédonisme n’était-ce pas ce que les exploiteurs eussent réussi de mieux dans leur existence si leur terreur des exploités ne les avait condamnés à de hâtives et secrètes compulsions ? Le privilège des prolétaires s’émancipant et du travail qui les salarie et de ceux qui en tirent la plus-value, c’était précisément d’accéder à la jouissance d’eux-mêmes et du monde.
La jouissance et sa conscience, aiguisée à la parfaire, possèdent assez la science de se libérer de ce qui les entrave ou les corrompt ; demandez à ceux qui apprennent à s’aimer !
Ce qui est vrai de l’amour est vrai de la paresse et de sa jouissance. Nous sommes souvent loin du compte. Un reportage sur les paysans brésiliens privés de terres, alors que de grandes étendues demeurent en friche aux mains de propriétaires soucieux seulement d’en garder la propriété, les exhibait dans une longue marche de la misère, brandissant des croix, curés en tête, car l’Eglise les pourvoit quotidiennement d’une galimafrée de riz et de haricots. Par souci médiatique d’objectivité s’interposait, selon les lois du montage, un banquet où les propriétaires terriens se servant abondamment de saucisses et de côtes d’agneau arguaient de leur bon droit et protestaient contre les attaques dont ils s’estimaient les victimes.
Entre la misère des notables apeurés et l’apitoiement des dépossédés, on se prenait à penser que les premiers n’ont pas la jouissance de leurs terres parce qu’ils n’en ont que la propriété et que les seconds, à qui en reviendrait la jouissance, ne se mettent guère en disposition de jouir de quoi que ce soit.
La situation est moins archaïque qu’il n’y paraît. L’Europe voit aujourd’hui une classe bureaucratique racler les fonds de tiroir du capital afin de les faire fructifier en circuit fermé, sans investir dans de nouveaux modes de production. Et les prolétaires, à qui l’on a remontré que le prolétariat n’existe plus, excipent de leur diminution de pouvoir d’achat dans l’espoir qu’un grand mouvement caritatif suppléera à la suppression des acquis sociaux, aux baisses de salaires, à la raréfaction du travail utile et au démantèlement de l’enseignement, des transports, des services sanitaires, de l’agriculture de qualité, et de tout ce qui n’accroît pas par une rentabilité immédiate la masse financière mise au service de la spéculation internationale.
La seule utilité désormais reconnue au travail se limite à garantir un salaire au plus grand nombre et une plus-value à l’oligarchie bureaucratique internationale. Le premier se dépense en biens de consommation et en services d’une médiocrité croissante, la seconde s’investit en spéculations boursières qui prêtent de plus en plus à l’économie un caractère parasitaire.
L’habitude s’est si bien implantée d’accepter n’importe quel travail et de consommer n’importe quoi pour équilibrer cette balance des marchés qui règne sur les destinées comme la vieille et fantomatique providence divine, que rester chez soi au lieu de participer à la frénésie qui détruit l’univers passe étrangement pour scandaleux.
Un de ces ministres dont la machine administrative, à l’instar du gigantesque appareillage qui parasite la production de biens prioritaires, dévore des milliards, n’a pas craint de dénoncer, avec l’approbation des gestionnaires de l’information, ces nouveaux privilégiés que sont les allocataires de revenus minimums, les cheminots retraités, les bénéficiaires de soins de santé, bref des gens qui tirent plaisir de leur sommeil alors que les autres dorment pour un patron dont l’argent ne cesse de travailler.
Qu’il se soit trouvé des prolétaires, pourtant RMistes en puissance, pour acquiescer secrètement à la refonte sémantique des mots achetés par le pouvoir, n’est pas le simple effet de l’imbécillité grégaire. Il plane sur la paresse une telle culpabilité que peu osent la revendiquer comme un temps d’arrêt salutaire, qui permet de se ressaisir et de ne pas aller plus avant dans l’ornière où le vieux monde s’enlise.
Qui, des allocataires sociaux, proclamera qu’il découvre dans l’existence des richesses que la plupart cherchent où elles ne sont pas ? Ils n’ont nul plaisir à ne rien faire, ils ne songent pas à inventer, à créer, à rêver, à imaginer. Ils ont honte le plus souvent d’être privés d’un abrutissement salarié, qui les privait d’une paix dont ils disposent maintenant sans oser s’y installer.
La culpabilité dégrade et pervertit la paresse, elle en interdit l’état de grâce, elle la dépouille de son intelligence. Quelle plus belle occasion que les grèves pour suspendre ce temps où chacun court à ne s’attraper jamais, s’échine à être ce qui lui répugne et à n’être pas ce qu’il aurait désiré, mise sur la retraite, la maladie et la mort pour mettre fin à sa fatigue.
Un arrêt de travail devrait propager la bonne conscience de la paresse, encourager à ce repos salutaire qui épargnerait bien des frais de santé. Il n’y faut qu’un peu d’imagination. Nous nous croisons les bras, diraient les cheminots, nous instaurons la gratuité du temps et de l’espace et, pour votre délassement, nous allons nous relayer pour faire circuler les trains et vous permettre de parcourir la France entière sans rien débourser. Vous continuerez à gagner usines et bureaux ? À votre guise ! Peut-être apparaîtra-t-il à certains que la paresse est plus créative que le travail.
Mais non ! Avouer que la grève est une fête est une insulte à ceux qui persistent à trouver de la dignité dans l’esclavage du travail. Il faut, dans l’ordre des choses qui nous gouvernent, que la grève soit une malédiction, comme la paresse. On respire à regret un peu d’air frais avant de reprendre vaillamment la route de la corruption et de la pollution.
Nous aurons bien mérité la retraite, soupirent les travailleurs. Ce qui se mérite, dans la logique de la rentabilité, a déjà été payé dix fois plutôt qu’une. Ne dites pas que la retraite offre enfin un refuge à cette oisiveté qui décidément est la chose au monde la moins partagée.
Confondrez-vous paresse et fatigue ? Je ne parle même pas de cette fin de l’existence, dite cyniquement active, sur laquelle quarante ans d’éreintement quotidien continuent d’imprimer leur cadence si bien que la vie fuit de toutes parts et que les jours entrent en acompte dans la comptabilité de la mort. La paresse où se débonde soudain la charge de désirs, interdits par quarante heures hebdomadaires de présence contraignante à l’usine ou au bureau, n’est qu’un morne défoulement, l’accélération d’un retard à rattraper, la compulsion du chien à l’attache soudain libéré.
La paresse, en somme, n’a jamais été mieux traitée que la femme par le passé, et l’on ne sait que trop combien notre présent est grevé aux neuf dixièmes par le temps révolu. Quand le pouvoir du mâle voyait dans la femme le repos du travailleur en armes, en col blanc ou bleu de chauffe, n’est-ce pas qu’il l’identifiait à l’oisiveté ? Parlant pour ne rien dire, s’affairant pour ne rien faire, elle tenait son infériorité de son absence de l’économie, elle était exclue du grand-œuvre lucratif et salutaire réservé à la force virile ; si ce n’est le temps d’être mère et de produire des enfants pour l’usine et la gloire militaire.
Oiseuse et vaine, il s’agissait bien de la « besogner » comme le travail viole la paresse. Exilée, comme le chômeur, de la machine à excréter la rentabilité elle n’obtenait du loisir que l’ombre de sa malédiction. Ni droit ni jouissance mais remords et péché.
Où trouver du repos dans une oisiveté qui est au pis une bassesse, au mieux une excuse ? Car de même que le travail était identifié à la force, la paresse se ravalait à quelque faiblesse morbide. Par une inversion de sens dont le vieux monde est coutumier, l’éreintement laborieux devenait signe de santé tandis que l’heureux farniente relevait du symptôme maladif. Tel est le poids de l’affairement sur la vie qui n’en demandait pas tant, qu’ôtée la frénésie de l’action engagée à toutes fins utiles et inutiles, il semble ne rien rester dans un monde dépeuplé. La paresse est un néant, s’y pencher c’est contempler un abîme et l’abîme, assurait Nietzsche, regarde aussi en toi.
Il entre assez dans la logique des choses qu’après avoir remontré qu’elle ne possédait pas d’existence en dehors du travail, de l’oppression, de la subversion, de la culpabilité, du défoulement, de la faiblesse constitutive, la conclusion statuât qu’elle n’était rien.
Albert Cossery a fait de ce rien une savoureuse description. Les fainéants dans la vallée fertile nous introduit furtivement dans une maison de village où chaque habitant rivalise d’ingéniosité pour se ménager le plus long sommeil possible. Il y faut déjouer les conjurations du monde extérieur, ruser avec la perverse attirance que le travail exerce parfois sur ceux qui ont eu la fortune de l’ignorer. Le moins que l’on puisse dire est que l’atmosphère n’est ni à la jubilation, ni même à l’enjouement. Une sombre ardeur préside au rigoureux agencement du silence. L’angoisse rôde entre deux ronflements. Peut-être naît-elle moins d’une rupture possible dans le délicat équilibre du rien que de la lassitude du désœuvrement.
Car la paresse n’est ici que la vanité d’un sommeil sans rêve. C’est une vengeance contre la vie absente, un règlement de compte existentiel qui ruse avec la mort. On revendique le droit de n’être rien dans un univers qui vous a déjà condamné au néant. C’est trop ou pas assez.
Il y a sûrement quelque plaisir à n’y être pour personne, à se vouloir d’une absolue nullité lucrative, à témoigner tranquillement de son inutilité sociale dans un monde où un résultat identique est obtenu par une activité le plus souvent frénétique.
Reste que le contenu même de la paresse laisse à désirer. Son inconsistance la prédispose aux manœuvres de qui veut en tirer parti. « Il y a bien autant de paresse que de faiblesse à se laisser gouverner », remarquait La Bruyère.
Il y a chez les léthargiques une propension à préférer une injustice à un désordre. Les soins que requièrent les privilèges de la somnolence mentale et de l’oisiveté n’impliquent-ils pas une parfaite obédience à l’ordre des choses ? Payer le repos par la servitude, voilà bien un travail ignoble. Il y a trop de beauté dans la paresse pour en faire la prébende des clientélismes.
Au passage d’une manifestation contre la mafia, à Palerme, un jeune homme s’indignait : « Ils sont fous ! Sans la mafia, qui nous aidera ? ». L’intégrisme islamiste ne réagit pas autrement. Etre une larve sous le regard d’Allah et dans la misère du monde sert le pouvoir des affaires.
Si la paresse s’accommodait de la veulerie, de la servitude, de l’obscurantisme, elle ne tarderait pas à entrer dans les programmes d’État qui, prévoyant la liquidation des droits sociaux, mettent en place des organismes caritatifs privés qui y suppléeront : un système de mendicité où s’effaceront les revendications qui, il est vrai, en prennent docilement le chemin si l’on en juge par les dernières supplications publiques sur le leitmotiv « donnez-nous de l’argent ! ».
L’affairisme de type mafieux en quoi se reconvertit l’économie en déclin ne saurait coexister qu’avec une oisiveté vidée de toute signification humaine.
Car, il est peut-être temps de s’en apercevoir, la paresse est la pire ou la meilleure des choses selon qu’elle entre dans un monde où l’homme n’est rien ou dans la perspective où il veut être tout. C’est assez convenir qu’elle n’a connu d’existence qu’aliénée, abâtardie, asservie à des intérêts sans relations souhaitables avec les espérances qu’il eût été naturel de lui prêter.
Comment s’en étonner puisqu’il en va de même de l’être qui se dit humain et passe le plus clair de son temps à démontrer qu’il l’est fort peu ? Cela n’empêche pas les aspirations, ni la puissance de l’imaginaire par laquelle l’histoire fait plus que suppléer à ses cruelles réalités : esquisser les changements que tant de désirs secrets appellent de leurs vœux.
C’est alors que la paresse révèle sa richesse. N’a-t-elle pas fondé un univers, élaboré une civilisation ? Heureux pays de Cocagne où, sans le moindre effort, les plats les plus appétissants ornent les tables, où les boissons coulent à flots dans une extravagante diversité, où, à la faveur d’une nature luxuriante, les ravissements de l’amour s’offrent au détour d’un taillis.
Parmi les populations les plus paisibles du globe règne une charmante indolence. Il suffit de tendre la main ou d’ouvrir la bouche pour satisfaire aux exigences du goût et de la jouissance.
En pays de Cocagne, l’abondance est naturelle, la bonté native, l’harmonie universelle. Rien, du mythe de l’Age d’or à Fourier, n’a mieux exalté les rêveries du corps et de la terre, les symphonies secrètes et joyeuses que composait une raison soigneusement prémunie contre la rationalité du tumulte laborieux, de la misère active et du fanatisme concurrentiel.
Faut-il y déceler le souvenir résurgent d’une époque lointaine, antérieure à notre civilisation agraire fertilisant la terre par la sueur et le sang avant de la stériliser pour en extraire plus d’argent ? Les chaînes du travail et de la compétition guerrière, qui rythment la danse macabre de la civilisation marchande, ont idéalisé sans peine les sociétés soustraites à d’aussi redoutables privilèges.
Sans doute, mais la vision idyllique s’accommode assez, si l’on en juge par l’étude des sites magdaléniens, de collectivités où la cueillette des plantes, la pêche et une chasse d’appoint tressaient entre les hommes, les femmes, les animaux, la fécondité végétale et la terre des liens moins contraignants, plus égalitaires et plus apaisants que l’appropriation agraire où l’exploitation de la nature entraînerait l’exploitation de l’homme par l’homme.
Reconnaissons-le, néanmoins, chaque fois que le bon sauvage a été découvert, il a fallu en rabattre d’une tierce dans la mélodie des louanges. En matière de comportements exemplaires, la variété « Jivaro » et « Dayak » l’emportait le plus fréquemment sur le type « Trobriandais ».
Et quand le modèle eût réjoui nos cœurs, qu’en eussions-nous tiré qu’un peu plus de nostalgie ? Il n’y a pas de retour vers le passé si ce n’est dans l’irritante stérilité des regrets.
La rêverie de Cocagne n’a pas de ces langueurs rétrogrades. Forte d’une scandaleuse improbabilité, elle veut d’autant mieux s ’insérer dans le champ des possibles. Nous y pressentons que la luxuriance de la nature s’offre à qui la sollicite sans la vouloir piller ni violer. Il y passe, comme venu du plus profond de l’histoire et de l’individu, le souffle d’un désir inextinguible, celui d’une harmonie avec les êtres et les choses, si simplement présent dans l’air de tous les temps.
L’époque où les bêtes parlaient, où les arbres prodiguaient des conseils de sagesse, où les objets mêmes s’animaient demeure au cœur du réel chez l’enfant. Le paresseux en découvre l’émerveillement au creux d’une indolence qui lui évoque confusément l’existence prénatale, lorsque l’univers matriciel, le ventre de la mère, dispense amour, nourriture et tendresse. « Quelles funestes conditions, se demande-t-il, nous empêchent-elles de rendre à la nature sa vocation de mère nourricière ? »
La rationalité lucrative du travail a beau tenir la question pour nulle et non avenue, il sait, lui, que dans l’heureuse disposition qui le retranche du monde affairiste et affairé, sa rêverie n’est pas dénuée de sens et de puissance.
Entre lui et le milieu ambiant, l’insouciance contemplative suffit à tisser le réseau de subtiles affinités. Il perçoit mille présences au sein de l’herbe, des feuilles, d’un nuage, d’un parfum, d’un mur, d’un meuble, d’une pierre. Soudain le sentiment le saisit d’être relié à la terre par les intimes nervures de la vie.
Il est dans l’unité avec le vivant, dans la religio, dont la religion est l’inversion, elle qui enchaîne la terre au ciel et le corps aux mandements de l’esprit divin. A l’opposé du mystique, exilé de ses sens par le mépris de soi, l’oisif restitue la matérialité de la vie – la seule qui soit – à l’univers dont elle se crée : l’air, le feu, l’eau, la terre, le minéral, le végétal, l’animal et l’humain qui de tous a hérité sa spécificité créatrice.
Sous l’apparente langueur du songe s’éveille une conscience que le martèlement quotidien du travail exclut de sa réalité rentable. Elle n’a rien d’un animisme, boursouflure religieuse où l’esprit tente de s’approprier les éléments de la terre comme s’ils ne se suffisaient pas à eux-mêmes. Elle émane simplement de la vitalité dont le corps au repos se réapproprie.
Pour que la paresse accède à sa spécificité, il ne suffit pas qu’elle se refuse à la volonté omniprésente du travail, il faut qu’elle soit pour elle et par elle-même. Il faut que le corps, dont elle constitue l’un des privilèges, se reconquière comme territoire des désirs, à la manière dont les amants le perçoivent dans le moment de l’amour.
Lieu et moment des désirs, telle se revendique cette paresse selon le cœur si contraire à la paresse du cœur, à laquelle conjure de la réduire l’ordinaire marchandage social. La douceur du pré, la sérénité du lit se peuplent d’une foule de souhaits formés pour le bonheur et que les contraintes refoulaient, estropiaient, décimaient, travestissaient de significations mortifères.
Le pays de Cocagne s’érige en projet dans le propos : tout vient à portée de qui apprend à désirer sans fin. « Fais ce que veux » est une plante étique qui ne demande qu’à croître et embellir. La cruauté de conditions insupportables, et que cependant nous tolérons, nous enjoint de la délaisser comme si nous étions requis par l’urgence de n’être pas nous-mêmes, de n’être jamais à nous.
La paresse est jouissance de soi ou elle n’est pas. N’espérez pas qu’elle vous soit accordée par vos maîtres ou par leurs dieux. On y vient comme l’enfant par une naturelle inclination à chercher le plaisir et à tourner ce qui le contrarie. C’est une simplicité que l’âge adulte excelle à compliquer.
Que l’on en finisse donc avec la confusion qui allie à la paresse du corps le ramollissement mental appelé paresse de l’esprit – comme si l’esprit n’était pas la forme aliénée de la conscience du corps.
L’intelligence de soi qu’exige la paresse n’est autre que l’intelligence des désirs dont le microcosme corporel a besoin pour s’affranchir du travail qui l’entrave depuis des siècles.
Car dans la foule des vœux et des souhaits qui envahissent le paresseux enfin résolu de n’y être que pour lui-même, allez savoir ce qui se glisse !
Telle est la force des désirs quand ils se retrouvent pour ainsi dire à l’état libre que l’illusion les gagne de pouvoir changer le monde en leur faveur et sur le champ. La vieille magie hante plus qu’on ne croit les replis de la conscience.
« C’est une très ancienne croyance, écrit Campbel Bonner, qu’une personne, instruite des moyens de procéder, peut mettre en branle des forces mystérieuses, capables d’influencer la volonté d’autrui et de soumettre ses émotions aux désirs de l’opérateur. Ces forces peuvent être activées par des paroles, des cérémonies accomplies selon des règles, des objets investis d’une puissance décrétée magique. » Et Jacob Böhme, plus subtilement : « La magie est la mère de l’être de tous les êtres puisqu’elle se fait elle-même et qu’elle consiste dans le désir. La vraie magie n’est pas un être, c’est le désir, l’esprit de l’être. » (Erklärung von sechs Punkten)
Le XIIIe siècle a gardé trace de cette « paresse qui fait tourner les moulins » qu’évoque Georges Schéhadé. Une secte y soutient en effet : « Il ne faut jamais travailler de ses mains mais prier sans cesse ; et si les hommes prient de la sorte, la terre portera sans culture plus de fruits que si elle était cultivée. » (Cité par H. Grundmann, Religiöse Bewegungen in Mittelalter, Hildesheim, 1961)
Si l’opération n’a pas laissé dans l’histoire une preuve tangible de son efficacité, il convient moins d’incriminer l’incompétence du Dieu auquel les orants s’adressaient ou quelque manière vicieuse de procéder que le recours à la prière, car se mettre dans la dépendance des autres pour accéder à une indépendance ardemment désirée, c’est aller à l’encontre de sa propre volonté et faire peu de cas de ses aspirations.
L’univers du désir fourmille de pièges de ce genre. Il s’y mêle trop de sujétions, d’interdits, de refoulements, d’automatismes pour dispenser de la plus grande vigilance.
On connaît l’apologue indien. Un homme s’était couché à l’ombre d’un arbre réputé pour son pouvoir magique. Le sol lui paraissant peu moelleux, il souhaita s’allonger plus voluptueusement, et un lit somptueux apparut.
L’envie lui vint ensuite d’un plantureux repas et une table surgit, garnie des mets les plus exquis.
« Mon bonheur serait complet, songea-t-il, si j’avais à mes côtés une jeune fille gracieuse et prête à combler mes désirs. » La jeune fille survint aussitôt et répondit à son amour.
Peu habitué, cependant, à une telle constance dans la félicité, il ne put se garder d’une crainte irraisonnée. Redoutant de perdre en un instant une fortune aussi parfaite, il s’imagina qu’un tigre sortait du bois. Le tigre jaillit et lui brisa la nuque.
Un désir peut en cacher un autre, de sens contraire.
A la paresse d’apprendre qu’elle ne doit rien redouter, surtout d’elle-même.
Que d’efforts pour s’appartenir sans réserve. Ce n’est pas qu’il y faille de grands détours mais le plus simple ne se livre pas aisément aux esprits tourmentés. L’enfance de l’art ne s’atteint qu’à travers l’art de redevenir enfant. La dénaturation a fait de grands progrès, affirmait un paresseux en savourant « Le lézard », la chanson de Bruant, et son immortel « J’peux pas travailler, j’ai jamais appris ». Il ajoutait : on nous a si bien mis dans les dispositions de travailler que ne rien faire exige aujourd’hui un apprentissage.
A l’heure du chômage croissant, enseigner la paresse aurait de quoi séduire s’il n’appartenait à chacun de cultiver sans le secours des autres une science aussi délicate, particulière et personnelle.
Personne ne peut assurer son bonheur (et plus aisément son malheur) que soi-même. Il en va des désirs comme de la materia prima dont l’alchimiste s’essaie à tirer la pierre philosophale. Ils constituent leur propre fonds et l’on n’en peut extraire que ce qui s’y trouve. En revanche, tout est dans l’affinement.
La paresse à l’état brut est comme une noix que l’on mangerait sans l’écaler. L’a-t-on choisie sauve des ordinaires corruptions du travail, de la culpabilité, du défoulement et de la servitude qu’il faut encore la déguster pour son plus grand plaisir. La rendre au mouvement naturel qui la fera devenir ce qu’elle est, un moment de la jouissance de soi, une création, en somme.
L’accoutumance aux bonheurs laborieux, ombrés plus que soulignés par l’éphémère, et dérobés à la sauvette nous a dépouillés de l’expérience de l’effort et de la grâce. Les plaisirs dans ce qu’ils ont d’authentique ne sont ni le fruit d’un caprice du hasard ou des dieux, ni la récompense d’un travail dont ils ne seraient alors que la respiration haletante. Ils se donnent tels que nous les prenons. La joie dont ils nous comblent est celle avec laquelle nous les abordons.
Peut-être est-ce là le Grande Œuvre dont l’alchimiste entreprenait chaque jour la quête patiente et passionnée : une obstination du désir à se dépouiller de ce qui le corrompt, à s’affiner sans cesse jusqu’à cette grâce qui transmute en or vivifiant le plomb de la misère, de la mort et de l’ennui.
Quand la paresse ne nourrira plus que le désir de se satisfaire, nous entrerons dans une civilisation où l’homme n’est plus le produit d’un travail qui produit l’inhumain •
P.S.
Ce texte est extrait du livre « La Paresse » publié aux Editions du Centre Pompidou en 1996, dans la collection « Les Péchés capitaux ».
Contrairement aux Editions de l’infâme Centre Pompidou, il va de soi que nous encourageons toute reproduction, adaptation ou traduction (totale ou partielle) de ce texte, même sans indication d’origine.
No copyright ! Photocopiez et distribuez !
Commenti recenti