Il saggio di Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, è diventato un caso editoriale negli Stati Uniti, dove gli economisti meno allineati con l’ortodossia liberale (Krugman, Stiglitz) lo hanno acclamato come testo chiave per comprendere le tendenze strutturali del sistema capitalistico in riferimento all’equità distributiva. La tesi di Piketty è che in un sistema di mercato, la rendita – il reddito da capitale – è maggiore dell’aumento della produttività e del reddito da lavoro (r > g), così che le diseguaglianze economiche non possono che aumentare, soprattutto nei periodi di bassa crescita. Non a caso, uno dei riferimenti iniziali dell’introduzione è Balzac e quel XIX secolo degli ereditieri e delle grandi fortune che Piketty indica come il modello più verosimile del XXI.
La lunga introduzione (accessibile gratuitamente in rete nell’originale francese e incollata sotto) parte dal confronto storico tra le prognosi, parimenti infauste, di Malthus, Ricardo e Marx per i quali le diseguaglianze economiche sono destinate ad impennarsi, rispettivamente, per effetto della sovrappolazione e della scarsità di risorse alimentari, della concentrazione della proprietà fondiaria e della tendenza capitalistica all’accumulazione infinita. Questi autori basavano le loro analisi sul principio di scarsità, incapaci di immaginare, osserva Piketty, come l’aumento della produttività e la spinta delle rivoluzioni tecnologiche avrebbero di lì a poco contrastato la tendenza all’accrescimento delle diseguaglianze, facendo lievitare la ricchezza disponibile e rendendo possibile una maggiore perequazione.
Gli shock economici legati ai due conflitti mondiali e alla ricostruzione posero le condizioni per l’inversione del paradigma apocalittico e per la sua sostituzione con la curva di Kuznets, la quale suggerisce che le diseguaglianze economiche sono destinate ad accrescersi solo nella prima fase dello sviluppo industriale, per attenuarsi fisiologicamente in quelle successive. Nasce con la conferenza di Detroit (1953) e la cattiva divulgazione delle tesi di Kuznets il mito del capitalismo del benessere diffuso e della distribuzione equa della ricchezza in base al merito e al talento quale principio immanente dell’economia di mercato. Si trattava piuttosto, argomenta Piketty, di situazioni determinate da scelte politiche ed eventi irripetibili, la cui inesistenza determina oggi il ritorno ai normali squilibri ottocenteschi. Non per niente il libro si apre con le tragiche rivendicazioni salariali a monte dello sciopero di Marikana in cui trentadue minatori furono uccisi dalla polizia di Johannesburg nel 2012, non diversamente dagli operai di piazza Haymarket del 1° maggio 1886.
Les distinctions sociales ne peuvent être
fondées que sur l’utilité commune.
Article premier, Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen, 1789.
La répartition des richesses est l’une des questions les plus vives et les plus débattues aujourd’hui. Mais que sait-on vraiment de son évolution sur le long terme ? La dynamique de l’accumulation du capital privé conduit- elle inévitablement à une concentration toujours plus forte de la richesse et du pouvoir entre quelques mains, comme l’a cru Marx au xixe siècle ? Ou bien les forces équilibrantes de la croissance, de la concurrence et du progrès technique conduisent- elles spontanément à une réduction des inégalités et à une harmonieuse stabilisation dans les phases avancées du développement, comme l’a pensé Kuznets au xxe siècle ? Que sait- on réellement de l’évolution de la répartition des revenus et des patrimoines depuis le xviiie siècle, et quelles leçons peut- on en tirer pour le xxie ?
Telles sont les questions auxquelles je tente de répondre dans ce livre. Disons-le d’emblée : les réponses apportées sont imparfaites et incomplètes. Mais elles se fondent sur des données [p. 15] historiques et comparatives beaucoup plus étendues que tous les travaux antérieurs, portant sur trois siècles et plus de vingt pays, et sur un cadre théorique renouvelé permettant de mieux comprendre les tendances et les mécanismes à l’oeuvre. La croissance moderne et la diffusion des connaissances ont permis d’éviter l’apocalypse marxiste, mais n’ont pas modifié les structures profondes du capital et des inégalités – ou tout du moins pas autant qu’on a pu l’imaginer dans les décennies optimistes de l’après-Seconde Guerre mondiale.
Dès lors que le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux de croissance de la production et du revenu, ce qui était le cas jusqu’au xixe siècle et risque fort de redevenir la norme au xxie siècle, le capitalisme produit mécaniquement des inégalités insoutenables, arbitraires, remettant radicalement en cause les valeurs méritocratiques sur lesquelles se fondent nos sociétés démocratiques. Des moyens existent cependant pour que la démocratie et l’intérêt général parviennent à reprendre le contrôle du capitalisme et des intérêts privés, tout en repoussant les replis protectionnistes et nationalistes. Ce livre tente de faire des propositions en ce sens, en s’appuyant sur les leçons de ces expériences historiques, dont le récit forme la trame principale de l’ouvrage.
Un débat sans source ? Pendant longtemps, les débats intellectuels et politiques sur la répartition des richesses se sont nourris de beaucoup de préjugés, et de très peu de faits. Certes, on aurait bien tort de sousestimer l’importance des connaissances intuitives que chacun développe au sujet des revenus et des patrimoines de son temps, en l’absence de tout cadre théorique et de toute statistique représentative. Nous verrons par exemple que le cinéma et la littérature, en particulier le roman du xixe siècle, regorgent d’informations [p. 16] extrêmement précises sur les niveaux de vie et de fortune des différents groupes sociaux, et surtout sur la structure profonde des inégalités, leurs justifications, leurs implications dans la vie de chacun. Les romans de Jane Austen et de Balzac, notamment, nous offrent des tableaux saisissants de la répartition des richesses au Royaume-Uni et en France dans les années 1790-1830.
Les deux romanciers ont une connaissance intime de la hiérarchie des patrimoines en vigueur autour d’eux. Ils en saisissent les frontières secrètes, ils en connaissent les conséquences implacables sur la vie de ces hommes et de ces femmes, sur leurs stratégies d’alliance, sur leurs espoirs et leurs malheurs. Ils en déroulent les implications avec une vérité et une puissance évocatrice qu’aucune statistique, aucune analyse savante ne saurait égaler. De fait, la question de la répartition des richesses est trop importante pour être laissée aux seuls économistes, sociologues, historiens et autres philosophes. Elle intéresse tout le monde, et c’est tant mieux. La réalité concrète et charnelle de l’inégalité s’offre au regard de tous ceux qui la vivent, et suscite naturellement des jugements politiques tranchés et contradictoires. Paysan ou noble, ouvrier ou industriel, serveur ou banquier : chacun, depuis le poste d’observation qu’il occupe, voit des choses importantes sur les conditions de vie des uns et des autres, sur les rapports de pouvoir et de domination entre groupes sociaux, et se forge sa propre conception de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas.
La question de la répartition des richesses aura toujours cette dimension éminemment subjective et psychologique, irréductiblement politique et conflictuelle, qu’aucune analyse prétendument scientifique ne saurait apaiser. Fort heureusement, la démocratie ne sera jamais remplacée par la république des experts. Pour autant, la question de la répartition mérite aussi d’être étudiée de façon systématique et méthodique. En l’absence de sources, de méthodes et de concepts précisément définis, [p. 17] il est possible de dire tout et son contraire. Pour certains, les inégalités sont toujours croissantes, et le monde toujours plus injuste, par définition. Pour d’autres, les inégalités sont naturellement décroissantes, ou bien spontanément harmonieuses, et surtout rien ne doit être fait qui risquerait de perturber cet heureux équilibre. Face à ce dialogue de sourds, où chaque camp justifie souvent sa propre paresse intellectuelle par celle du camp d’en face, il existe un rôle pour une démarche de recherche systématique et méthodique – à défaut d’être pleinement scientifique. L’analyse savante ne mettra jamais fin aux violents conflits politiques suscités par les inégalités.
La recherche en sciences sociales est et sera toujours balbutiante et imparfaite. Elle n’a pas la prétention de transformer l’économie, la sociologie et l’histoire en sciences exactes. Mais en établissant patiemment des faits et des régularités, et en analysant sereinement les mécanismes économiques, sociaux, politiques, susceptibles d’en rendre compte, elle peut faire en sorte que le débat démocratique soit mieux informé et se focalise sur les bonnes questions. Elle peut contribuer à redéfinir sans cesse les termes du débat, à démasquer les certitudes toutes faites et les impostures, à tout remettre toujours en cause et en question. Tel est, à mon sens, le rôle que peuvent et doivent jouer les intellectuels, et parmi eux les chercheurs en sciences sociales, citoyens parmi d’autres, mais qui ont la chance d’avoir plus de temps que d’autres pour se consacrer à l’étude (et même d’être payés pour cela – privilège considérable). Or, pendant longtemps, force est de constater que les recherches savantes consacrées à la répartition des richesses se sont fondées sur relativement peu de faits solidement établis, et sur beaucoup de spéculations purement théoriques. Avant d’exposer plus précisément les sources sur lesquelles je me suis fondé et que j’ai tenté de rassembler dans le cadre de ce livre, il est utile de dresser un rapide historique des réflexions sur ces questions. [p. 18]
Malthus, Young et la Révolution française
Quand naît l’économie politique classique, au Royaume- Uni et en France, à la fin du xviiie et au début du xixe siècle, la question de la répartition est déjà au centre de toutes les analyses. Chacun voit bien que des transformations radicales ont commencé, avec notamment une croissance démographique soutenue – inconnue jusqu’alors – et les débuts de l’exode rural et de la révolution industrielle. Quelles seront les conséquences de ces bouleversements pour la répartition des richesses, la structure sociale et l’équilibre politique des sociétés européennes ? Pour Thomas Malthus [économiste anglais, l’un des plus influents de l’école « classique », aux côtés d’Adam Smith (1723-1790) et de David Ricardo (1772-1823)], qui publie en 1798 son Essai sur le principe de population, aucun doute n’est permis : la surpopulation est la principale menace. Ses sources sont maigres, mais il tente de les mobiliser au mieux. Il est notamment influencé par les récits de voyage d’Arthur Young, agronome anglais qui a sillonné les routes du royaume de France en 1787-1788, à la veille de la Révolution, de Calais aux Pyrénées, en passant par la Bretagne et la Franche-Comté, et qui raconte la misère des campagnes françaises.
Tout n’est pas faux dans ce passionnant récit, loin de là. À l’époque, la France est de loin le pays européen le plus peuplé, et constitue donc un point d’observation idéal. Autour de 1700, le royaume de France comptait déjà plus de 20 millions d’habitants, à un moment où le Royaume-Uni comprenait à peine plus de 8 millions d’âmes (et l’Angleterre environ 5 millions). L’Hexagone voit sa population progresser à un rythme soutenu tout au long du xviiie siècle, de la fin du règne de Louis XIV à celui de Louis XVI, à tel point que la population française s’approche des 30 millions d’habitants dans les années 1780. Tout laisse à penser que ce dynamisme démographique, inconnu au cours des siècles précédents, a effectivement contribué à la stagnation des salaires agricoles et à la progression de la rente foncière dans les décennies menant à la déflagration de 1789. Sans en faire la cause unique de la Révolution française, il paraît évident que cette évolution n’a pu qu’accroître l’impopularité grandissante de l’aristocratie et du régime politique en place.
Mais le récit de Young, publié en 1792, est également empreint de préjugés nationalistes et de comparaisons approximatives. Notre grand agronome est fort insatisfait des auberges qu’il traverse et de la tenue des servantes qui lui apportent à manger, qu’il décrit avec dégoût. Il entend déduire de ses observations, souvent assez triviales et anecdotiques, des conséquences pour l’histoire universelle. Il est surtout très inquiet des excès politiques auxquels la misère des masses risque de conduire. Young est notamment convaincu que seul un système politique à l’anglaise, avec Chambres séparées pour l’aristocratie et le tiers état, et droit de veto pour la noblesse, permet un développement harmonieux et paisible, mené par des gens responsables. Il est persuadé que la France court à sa perte en acceptant en 1789-1790 de faire siéger les uns et les autres dans un même Parlement. Il n’est pas exagéré de dire que l’ensemble de son récit est surdéterminé par sa crainte de la Révolution française. Quand on disserte sur la répartition des richesses, la politique n’est jamais très loin, et il est souvent difficile d’échapper aux préjugés et aux intérêts de classe de son temps. Quand le révérend Malthus publie en 1798 son fameux Essai, il est encore plus radical que Young dans ses conclusions.
Il est comme son compatriote très inquiet des nouvelles politiques venant de France, et pour s’assurer que de tels excès ne s’étendront pas un jour au Royaume-Uni, il considère qu’il faut supprimer d’urgence tout système d’assistance aux pauvres et contrôler sévèrement la natalité de ces derniers, faute de quoi le monde entier sombrera dans la surpopulation, le chaos et la misère. En vérité, il est impossible de comprendre la noirceur – excessive – des prévisions malthusiennessans prendre en compte la peur qui saisit une bonne part des élites européennes dans les années 1790.
Ricardo : le principe de rareté
Rétrospectivement, il est évidemment aisé de se moquer de ces prophètes de malheur. Mais il est important de réaliser que les transformations économiques et sociales en cours à la fin du xviiie et au début du xixe siècle étaient objectivement assez impressionnantes, voire traumatisantes. En vérité, la plupart des observateurs de l’époque – et pas seulement Malthus et Young – avaient une vision relativement sombre, voire apocalyptique, de l’évolution à long terme de la répartition des richesses et de la structure sociale. C’est notamment le cas de David Ricardo et de Karl Marx, qui sont sans doute les deux économistes les plus influents du xixe siècle, et qui s’imaginaient tous deux qu’un petit groupe social – les propriétaires terriens chez Ricardo, les capitalistes industriels chez Marx – allait inévitablement s’approprier une part sans cesse croissante de la production et du revenu [il existe bien sûr une école libérale davantage portée sur l’optimisme : Adam Smith en semble pétri, et à dire vrai ne se pose pas véritablement la question d’une possible divergence de la répartition des richesses à long terme. Il en va de même de Jean- Baptiste Say (1767-1832), qui croit lui aussi dans l’harmonie naturelle].
Pour Ricardo, qui publie en 1817 ses Principes de l’économie politique et de l’impôt, le principal souci concerne l’évolution à long terme du prix de la terre et du niveau de la rente foncière. De même que Malthus, il ne dispose pratiquement [p. 21] d’aucune source statistique digne de ce nom. Mais cela ne l’empêche pas d’avoir une connaissance intime du capitalisme de son temps. Issu d’une famille de financiers juifs d’origine portugaise, il semble en outre avoir moins de préjugés politiques que Malthus, Young ou Smith. Il est influencé par le modèle de Malthus mais pousse le raisonnement plus loin. Il est surtout intéressé par le paradoxe logique suivant : à partir du moment où la croissance de la population et de la production se prolonge durablement, la terre tend à devenir de plus en plus rare relativement aux autres biens. La loi de l’offre et de la demande devrait conduire à une hausse continue du prix de la terre et des loyers versés aux propriétaires terriens. À terme, ces derniers recevront donc une part de plus en plus importante du revenu national, et le reste de la population une part de plus en plus réduite, ce qui serait destructeur pour l’équilibre social.
Pour Ricardo, la seule issue logiquement et politiquement satisfaisante est un impôt sans cesse plus lourd sur la rente foncière. Nous verrons que cette sombre prédiction ne s’est pas vérifiée : la rente foncière est certes longtemps restée à des niveaux élevés, mais pour finir la valeur des terres agricoles a inexorablement décliné relativement aux autres formes de richesses, au fur et à mesure que le poids de l’agriculture dans le revenu national diminuait. En écrivant dans les années 1810, Ricardo ne pouvait sans doute pas anticiper l’ampleur du progrès technique et de la croissance industrielle qui allait avoir lieu dans le siècle qui s’ouvrait. De même que Malthus et Young, il ne parvenait pas à imaginer une humanité totalement affranchie de la contrainte alimentaire et agricole. Son intuition sur le prix de la terre n’en demeure pas moins intéressante : le « principe de rareté » sur lequel il s’appuie peut potentiellement conduire certains prix à prendre des valeurs extrêmes pendant de longues décennies. Cela peut être amplement suffisant pour déstabiliser profondément des sociétés entières.
Le système de prix joue un rôle irremplaçable [p. 22] pour coordonner les actions de millions d’individus – voire de milliards d’individus dans le cadre de la nouvelle économie-monde. Le problème est qu’il ne connaît ni limite ni morale. On aurait bien tort de négliger l’importance de ce principe pour l’analyse de la répartition mondiale des richesses au xxie siècle – il suffit pour s’en convaincre de remplacer dans le modèle de Ricardo le prix des terres agricoles par celui de l’immobilier urbain dans les grandes capitales, ou bien par le prix du pétrole. Dans les deux cas, si l’on prolonge pour la période 2010-2050 ou 2010-2100 la tendance observée au cours des années 1970-2010, alors on aboutit à des déséquilibres économiques, sociaux et politiques d’une ampleur considérable, entre pays comme à l’intérieur des pays, qui ne sont pas loin de faire penser à l’apocalypse ricardienne. Certes, il existe en principe un mécanisme économique fort simple permettant d’équilibrer le processus : le jeu de l’offre et de la demande. Si un bien est en offre insuffisante et si son prix est trop élevé, alors la demande pour ce bien doit baisser, ce qui permettra de calmer le jeu.
Autrement dit, si les prix immobiliers et pétroliers augmentent, il suffit d’aller habiter à la campagne, ou bien d’utiliser le vélo (ou les deux à la fois). Mais outre que cela peut être un peu désagréable et compliqué, un tel ajustement peut prendre plusieurs dizaines d’années, au cours desquelles les propriétaires des immeubles et du pétrole peuvent accumuler des créances tellement importantes vis-à-vis du reste de la population qu’ils se retrouveront à posséder durablement tout ce qu’il y a à posséder, y compris la campagne et les vélos [l’autre possibilité est bien sûr d’augmenter l’offre, en découvrant de nouveaux gisements (ou de nouvelles sources d’énergie, si possible plus propres), ou en densifiant l’habitat urbain (par exemple en construisant des tours plus hautes), ce qui pose d’autres difficultés. En tout état de cause, cela peut également prendre des décennies]. Comme [p. 23] toujours, le pire n’est jamais certain. Il est beaucoup trop tôt pour annoncer au lecteur qu’il devra payer son loyer à l’émir du Qatar d’ici à 2050 : cette question sera examinée en son temps, et la réponse que nous apporterons sera évidemment plus nuancée, quoique moyennement rassurante.
Mais il est important de comprendre dès à présent que le jeu de l’offre et de la demande n’interdit nullement une telle possibilité, à savoir une divergence majeure et durable de la répartition des richesses liée à des mouvements extrêmes de certains prix relatifs. C’est le message principal du principe de rareté introduit par Ricardo. Nous ne sommes pas obligés de jouer avec les dés.
Marx : le principe d’accumulation infinie
Quand Marx publie en 1867 le premier tome du Capital, soit exactement un demi siècle après la publication des Principes de Ricardo, les réalités économiques et sociales ont profondément évolué : il ne s’agit plus de savoir si l’agriculture pourra nourrir une population croissante ou si le prix de la terre montera jusqu’au ciel, mais bien plutôt de comprendre la dynamique d’un capitalisme industriel en plein essor. Le fait le plus marquant de l’époque est la misère du prolétariat industriel. En dépit de la croissance, ou peut- être en partie à cause d’elle, et de l’énorme exode rural que la progression de la population et de la productivité agricole a commencé à provoquer, les ouvriers s’entassent dans des taudis. Les journées de travail sont longues, pour des salaires très bas. Une nouvelle misère urbaine se développe, plus visible, plus choquante, et par certains côtés plus extrême encore que la misère rurale de l’Ancien Régime. Germinal, Oliver Twist ou Les Misérables ne sont pas nés de l’imagination des romanciers, pas plus que les lois interdisant le travail des enfants de moins de 8 ans dans les manufactures – en [p. 24] France en 1841 – ou de moins de 10 ans dans les mines – au Royaume- Uni en 1842.
Le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures, publié en France en 1840 par le Dr Villermé et qui inspire la timide législation de 1841, décrit la même réalité sordide que La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, publié en 1845 par Engels 1. De fait, toutes les données historiques dont nous disposons aujourd’hui indiquent qu’il faut attendre la seconde moitié – ou même plutôt le dernier tiers – du xixe siècle pour observer une hausse significative du pouvoir d’achat des salaires. Des années 1800-1810 aux années 1850-1860, les salaires ouvriers stagnent à des niveaux très faibles – proches de ceux du xviiie siècle et des siècles précédents, voire inférieurs dans certains cas. Cette longue phase de stagnation salariale, que l’on observe aussi bien au Royaume-Uni qu’en France, est d’autant plus impressionnante que la croissance économique s’accélère pendant cette période. La part du capital – profits industriels, rente foncière, loyers urbains – dans le revenu national, dans la mesure où on peut l’estimer avec les sources imparfaites dont on dispose aujourd’hui, progresse fortement dans les deux pays au cours de la première moitié du xixe siècle [l’historien Robert Allen a récemment proposé de nommer « pause d’Engels » cette longue stagnation salarial]. Elle diminuera légèrement dans les dernières décennies du xixe siècle, quand les salaires rattraperont en partie leur retard de croissance.
Les données que nous avons rassemblées indiquent toutefois qu’aucune diminution structurelle des inégalités ne se produit avant la Première Guerre [Friedrich Engels, qui deviendra ami et collaborateur de Marx, a une expérience directe de son objet : il s’installe en 1842 à Manchesteret dirige une fabrique possédée par son père]. [p. 25]. Au cours des années 1870-1914, on assiste au mieux à une stabilisation des inégalités à un niveau extrêmement élevé, et par certains aspects à une spirale inégalitaire sans fin, avec en particulier une concentration de plus en plus forte des patrimoines. Il est bien difficile de dire où aurait mené cette trajectoire sans les chocs économiques et politiques majeurs entraînés par la déflagration de 1914-1918, qui apparaissentà la lumière de l’analyse historique, et avec le recul dont nous disposons aujourd’hui, comme les seules forces menant à la réduction des inégalités depuis la révolution industrielle.
Toujours est- il que la prospérité du capital et des profits industriels, par comparaison à la stagnation des revenus allant au travail, est une réalité tellement évidente dans les années1840-1850 que chacun en est parfaitement conscient, mêmesi personne ne dispose à ce moment de statistiques nationales représentatives. C’est dans ce contexte que se développent les premiers mouvements communistes et socialistes. L’interrogation centrale est simple : à quoi sert le développement del’industrie, à quoi servent toutes ces innovations techniques ,tout ce labeur, tous ces exodes, si au bout d’un demi-sièclede croissance industrielle la situation des masses est toujours aussi misérable, et si l’on en est réduit à interdire le travail dans les usines pour les enfants au-dessous de 8 ans ? La faillite du système économique et politique en place paraît évidente. La question suivante l’est tout autant : que peut-on dire de l’évolution à long terme d’un tel système ? C’est à cette tâche que s’attelle Marx.
En 1848, à la veille du « Printemps des peuples », il avait déjà publié le Manifeste communiste, texte court et efficace qui débute par le fameux
« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme ».
Et la première phrase de se poursuivre ainsi :
« Toutes les puissancesde la vieille Europe se sont unies en une Sainte- Alliance pour traquer cespectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. »
Le talent littéraire et polémique de Karl Marx [p. 26] se termine par la non moins fameuse prédiction révolutionnaire:
« Le développement de la grande industrie sape ,sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequelelle a établi son système de production et d’appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sachute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. »
Dans les deux décennies qui vont suivre, Marx va s’appliquerà écrire le volumineux traité qui devait justifier cette conclusion et fonder l’analyse scientifique du capitalisme et de son effondrement. Cette oeuvre restera inachevée : le premier tome du Capital est publié en 1867, mais Marxs’ éteint en 1883 sans avoir terminé les deux tomes suivants, qui seront publiés après sa mort par son ami Engels, à partir des fragments de manuscrits parfois obscurs qu’il a laissés. Comme Ricardo, Marx entend asseoir son travail sur l’analyse des contradictions logiques internes du système capitaliste. Il entend ainsi se distinguer à la fois des économistes bourgeois (qui voient dans le marché un système autorégulé, c’est- à- dire capable de s’équilibrer tout seul, sans divergence majeure, à l’image de la « main invisible » de Smith et de la « loi des débouchés » de Say), et des socialistes utopiquesou proudhoniens, qui selon lui se contentent de dénoncer la misère ouvrière, sans proposer d’étude véritablement scientifique des processus économiques à l’oeuvre [Marx avait publié en 1847 Misère de la philosophie, livre dans lequel il tourne en dérision la Philosophie de la misère publiée quelques années plustôt par Proudhon].
Pour résumer, Marx part du modèle ricardien du prix du capital et du principe de rareté, et pousse plus loin l’analyse de la dynamique du capital, en considérant un monde où le capital est avant tout industriel (machines, équipements, etc.) et non terrien, et peut donc potentiellement s’accumuler sans limite [p. 27]. De fait, sa principale conclusion est ce que l’on peut appeler le « principe d’accumulation infinie », c’est- à- dire la tendance inévitable du capital à s’accumuler et à se concentrer dans des proportions infinies, sans limite naturelle – d’où l’issue apocalyptique prévue par Marx : soit l’on assiste à une baisse tendancielle du taux de rendement du capital (ce qui tue le oteur de l’accumulation et peut conduire les capitalistes à s’entre- déchirer), soit la part du capital dans le revenu nationals’accroît indéfiniment (ce qui conduit à plus ou moins brève échéance les travailleurs à s’unir et à se révolter). Dans tous les cas, aucun équilibre socio- économique ou politiques stable n’est possible. Ce noir destin ne s’est pas davantage réalisé que celui prévu par Ricardo. À partir du dernier tiers du xixe siècle, les salaires se sont enfin mis à progresser : l’amélioration du pouvoir d’achat se généralise, ce qui change radicalement la donne, même si les inégalités demeurent extrêmement fortes et continuent par certains aspects de progresser jusqu’à la Première Guerre mondiale.
La révolution communiste a bien eu lieu, mais dans le pays le plus attardé d’Europe, celui où la révolution industrielle avait à peine commencé (la Russie), pendant que les pays européens les plus avancés exploraient d’autres voies, sociales- démocrates, fort heureusement pour leurs populations. De même que les auteurs précédents, Marx a totalement négligé la possibilité d’un progrès technique durable et d’une croissance continue de la productivité, force dont nous verrons qu’elle permet d’équilibrer – dans une certaine mesure – le processus d’accumulation et de concentration croissante du capital privé. Sans doute manquait-il de données statistiques pour affiner ses prédictions. Sans doute aussi est-il victime du fait qu’il avait fixé ses conclusions dès 1848, avant même d’entreprendre les recherches susceptiblesde les justifier. De toute évidence, Marx écrivait dans un climat de grande exaltation politique, ce qui conduit parfois à des raccourcis hâtifs auxquels il est difficile d’échapper [p. 28]– d’où l’absolue nécessité de rattacher le discours théorique à des sources historiques aussi complètes que possible, ce que Marx ne cherche pas véritablement à faire autant qu’il aurait pu. Sans compter que Marx ne s’est guère posé la question de l’organisation politique et économique d’une société où la propriété privée du capital aurait été entièrement abolie – problème complexe s’il en est, comme le montrent les dramatiques improvisations totalitaires des régimes qui s’ysont engagés. Nous verrons cependant que, malgré toutes ses limites, l’analyse marxiste conserve sur plusieurs points une certaine pertinence. Tout d’abord, Marx part d’une vraie question (une invraisemblable concentration des richesses pendant la révolution industrielle) et tente d’y répondre, avec les moyens dont il dispose : voici une démarche dont les économistes d’aujourd’hui feraient bien de s’inspirer. Ensuite et surtout, le principe d’accumulation infinie défendu par Marx contient une intuition fondamentale pour l’analyse du xxie comme du xixe siècle, et plus inquiétante encore d’une certaine façon que le principe de rareté cher à Ricardo.
Dès lors que le taux de croissance de la population et de la productivité est relativement faible, les patrimoines accumulés dans le passé prennent naturellement une importance considérable, potentiellement démesurée et déstabilisatrice pour les sociétés concernées. Autrement dit, une croissance faible ne permet d’équilibrer que faiblement le principe marxiste d’accumulation infinie : il en résulte un équilibre qui n’est pas aussi apocalyptique que celui prévu par Marx, mais qui n’en est. Nous reviendrons dans le chapitre 6 sur les relations que Marx entretient avec les statistiques. Pour résumer : Marx tente parfois de mobiliser au mieux l’appareil statistique de son temps (qui a fait quelques progrès depuis l’époque de Malthus et de Ricardo, tout en restant objectivement assez rudimentaire), mais le plus souvent de façon relativement impressionniste, sans que le lien avec ses développements théoriques soit toujours établi très clairement. [p. 29] L’accumulation s’arrête à un point fini, mais ce point peut être extrêmement élevé et déstabilisant. Nous verrons que la très forte hausse de la valeu rtotale des patrimoines privés, mesurée en années de revenu national, que l’on constate depuis les années 1970-1980 dans l’ensemble des pays riches – particulièrement en Europe et au Japon –, relève directement de cette logique.
De Marx à Kuznets : de l’apocalypse au conte de fées
En passant des analyses de Ricardo et de Marx au xixe siècleà celles de Simon Kuznets au xxe siècle, on peut dire que la recherche économique est passée d’un goût prononcé – et sans doute excessif – pour les prédictions apocalyptiques à une attirance non moins excessive pour les contes de fées, ou à tout le moins pour les « happy ends ». Selon la théorie de Kuznets, les inégalités de revenus sont en effet spontanément appelées à diminuer dans les phases avancées du développement capitaliste, quelles que soient les politiques suivies ou les caractéristiques du pays, puis à se stabiliser à un niveauacceptable [S. Kuznets, « Economic growth and income inequality », The AmericanEconomic Review, 1955]. Proposée en 1955, il s’agit véritablement d’une théorie pour le monde enchanté des « Trente Glorieuses » : il suffit d’être patient et d’attendre un peu pour que la croissance bénéficie à tous.
Une expression anglo-saxonne résume fidèlement la philosophie du moment :
« Growth isa rising tide that lifts all boats » (« La croissance est une vague montante qui porte tous les bateaux »).
Il faut aussi rapprocher ce moment optimiste de l’analyse par Robert Solow [R. Solow, « A contribution to the theory of economic growth », Quarterly Journal of Economics, 1956][p. 30] des conditions d’un « sentier de croissance équilibré » ,c’est- à- dire une trajectoire de croissance où toutes les grandeurs – production, revenus, profits, salaires, capital, coursboursiers et immobiliers, etc. – progressent au même rythme, si bien que chaque groupe social bénéficie de la croissance dans les mêmes proportions, sans divergence majeure. C’est le contraire absolu de la spirale inégalitaire ricardienne ou marxiste et des analyses apocalyptiques du xixe siècle. Pour bien comprendre l’influence considérable de la théoriede Kuznets, au moins jusqu’aux années 1980-1990, et dans une certaine mesure jusqu’à nos jours, il faut insister sur le fait qu’il s’agit de la première théorie dans ce domaine quis’appuie sur un travail statistique approfondi. De fait, il faut attendre le milieu du xxe siècle pour que soient enfin établiesles premières séries historiques sur la répartition des revenus, avec la publication en 1953 de l’ouvrage monumental consacré par Kuznets à La Part des hauts revenus dans le revenuet l’épargne. Concrètement, les séries de Kuznets ne portent que sur un seul pays (les États- Unis), et sur une période de trente- cinq années (1913-1948). Il s’agit cependant d’une contribution majeure, qui mobilise deux sources de données totalement inaccessibles aux auteurs du xixe siècle : d’une part, les déclarations de revenus issues de l’impôt fédéral surle revenu créé aux États- Unis en 1913 ; d’autre part, les estimations du revenu national des États-Unis, établies par le même Kuznets quelques années plus tôt. C’est la toute première fois qu’une tentative aussi ambitieuse de mesure de l’inégalité d’une société voit le jour. [p. 31]
Il est important de bien comprendre que sans ces deux sources indispensables et complémentaires il est tout simplement impossible de mesurer l’inégalité de la répartition des revenus et son évolution. Les premières tentatives d’estimation du revenu national datent certes de la fin du xviie et du début du xviiie siècle, au Royaume-Uni comme en France, et elles se sont multipliées au cours du xixe. Mais il s’agit toujours d’estimations isolées : il faut attendre le xxe siècle et la période de l’entre-deux-guerres pour que se développent, à l’initiative de chercheurs comme Kuznets et Kendrick aux États-Unis, Bowley et Clark au Royaume-Uni, ou Dugé de Bernonville en France, les premières séries annuelles derevenu national. Cette première source permet de mesurerle revenu total du pays. Pour mesurer les hauts revenus et leur part dans le revenu national, encore faut- il disposer de déclarations de revenus : cette seconde source est fournie, dans tous les pays, par l’impôt progressif sur le revenu global, créé un peu partout autour de la Première Guerre mondiale(1913 aux États- Unis, 1914 en France, 1909 au Royaume-Uni, 1922 en Inde, 1932 en Argentine).
Il est essentiel de réaliser qu’en l’absence d’impôt sur le revenu il existe certes toutes sortes de statistiques portant sur les assiettes fiscales en vigueur (par exemple sur la répartition du nombre de portes et fenêtres par département dans la France du xixe siècle, ce qui n’est d’ailleurs pas sans intérêt), mais il n’existe rien sur les revenus. D’ailleurs, les personnes concernées ne connaissent souvent pas bien leur propre revenutant qu’elles n’ont pas à le déclarer. Il en va de même pour l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le patrimoine. L’impôt [p. 32] n’est pas seulement une façon de mettre à contribution les uns et les autres pour le financement des charges publiqueset des projets communs, et de répartir ces contributions de la manière le plus acceptable possible ; il est aussi une façon de produire des catégories, de la connaissance et de la transparence démocratique. Toujours est-il que ces données permettent à Kuznets de calculer l’évolution de la part dans le revenu national américaindes différents déciles et centiles supérieurs de la hiérarchie des revenus. Or que trouve- t-il ? Il constate qu’une forte réductiondes inégalités de revenus a eu lieu aux États- Unis entre 1913et 1948. Concrètement, dans les années 1910-1920, le décile supérieur de la répartition, c’est- à- dire les 10 % des Américainsles plus riches, recevait chaque année jusqu’à 45 %- 50 %du revenu national. À la fin des années 1940, la part de ce même décile supérieur est passée à environ 30 %- 35 % du revenu national. La baisse, supérieure à dix points de revenunational, est considérable : elle est équivalente par exemple à la moitié de ce que reçoivent les 50 % des Américainsles plus pauvres. La réduction des inégalités est nette et incontestable.
La nouvelle a une importance considérable, et aura un impact énorme dans les débats économiques del’après-guerre, aussi bien dans les universités que dans les organisations internationales.Voici des décennies que Malthus, Ricardo, Marx et tant d’autres parlaient des inégalités, mais sans apporter la moindre source, la moindre méthode permettant de comparer précisémentles différentes époques, et donc de départager les différentes hypothèses. Pour la première fois, une base objectiveest proposée. Elle est bien sûr imparfaite. Mais elle a le [p. 33] mérite d’exister. En outre, le travail réalisé est extrêmementbien documenté : l’épais volume publié par Kuznets en 1953 expose de la façon le plus transparente possible tous les détails sur ses sources et ses méthodes, de manière que chaque calcul puisse être reproduit. Et, de surcroît, Kuznets apporte une bonne nouvelle : les inégalités se réduisent.
La courbe de Kuznets : une bonne nouvelle au temps de la guerre froide
À dire vrai, Kuznets lui- même est parfaitement conscient du caractère largement accidentel de cette compression des hauts revenus américains entre 1913 et 1948, qui doit beaucoupaux multiples chocs entraînés par la crise des années1930 et la Seconde Guerre mondiale, et n’a pas grand-choseà voir avec un processus naturel et spontané. Dans son épais volume publié en 1953, Kuznets analyse ses séries dans le détail et met en garde le lecteur contre toute généralisation hâtive. Mais en décembre 1954, dans le cadre de la conférence qu’il donne comme président de l’American Economic Association réunie en congrès à Detroit, il choisit de proposerà ses collègues une interprétation beaucoup plus optimiste des résultats de son livre de 1953. C’est cette conférence, publiée en 1955 sous le titre « Croissance économique et inégalité du revenu », qui va donner naissance à la théorie de la « courbe de Kuznets ».
Selon cette théorie, les inégalités seraient partout appelées à suivre une « courbe en cloche », c’est- à- dire d’abord croissante puis décroissante, au cours du processus d’industrialisation et de développement économique. D’après Kuznets, à une phase de croissance naturelle des inégalités caractéristique des premières étapes de l’industrialisation, et qui aux États- Unis correspondrait grosso modo au xixe siècle, succéderait une [p. 34] phase de forte diminution des inégalités, qui aux États- Unis aurait commencé au cours de la première moitié du xxe siècle. La lecture de ce texte de 1955 est éclairante. Après avoir rappelé toutes les raisons d’être prudent, et l’importance évidente des chocs exogènes dans la baisse récente des inégalités américaines, Kuznets suggère, de façon presque anodine, que la logique interne du développement économique, indépendamment de toute intervention politique et de tout choc extérieur, pourrait également conduire au même résultat. L’idée serait que les inégalités s’accroissent au cours des premières phases de l’industrialisation (seule une minorité est à même de bénéficier des nouvelles richesses apportées par l’industrialisation), avant de se mettre spontanément à diminuer lors des phases avancées du développement (une fraction de plus en plus importante de la population rejoint les secteurs les plus porteurs, d’où une réduction spontanée des inégalités. Ces « phases avancées » auraient commencé à la fin du xixe ou au début du xxe siècle dans les pays industrialisés, et la compression des inégalités survenue aux États-Unis au cours des années 1913-1948 ne ferait donc que témoigner d’un phénomène plus général, que tous les pays, y compris les pays sous-développés présentement empêtrés dans la pauvreté et la décolonisation, devraient en principe être amenés à connaître [p. 35] un jour ou l’autre.
Les faits mis en évidence par Kuznets dans son livre de 1953 deviennent subitement une arme politique de grande puissance. Kuznets est parfaitement conscient du caractère hautement spéculatif d’une telle théorie. Il reste qu’en présentant une théorie aussi optimiste dans le cadre de sa « Presidential address » aux économistes américains, qui étaient tout disposés à croire et à diffuser la bonne nouvelle apportée par leur prestigieux confrère, Kuznets savait qu’il aurait une influence énorme : la « courbe de Kuznets » était née. Afin de s’assurer que tout le monde avait bien compris de quoi il était question, Kuznets prit d’ailleurs soin de préciser que l’enjeu de ses prédictions optimistes était tout simplement le maintien des pays sous- développés « dans l’orbite du monde libre »
« The future prospect of underdevelopped countries within the orbit of the free world. » [Ibid., p. 26].
Dans une très large mesure, la théorie de la « courbe de Kuznets » est le produit de la guerre froide.
Que l’on me comprenne bien : le travail réalisé par Kuznets pour établir les premiers comptes nationaux américains et les premières séries historiques sur les inégalités est tout à fait considérable, et il est évident à la lecture de ses livres – davantage que de ses articles – que Kuznets avait une véritable éthique de chercheur. Par ailleurs, la très forte croissance que connaissent tous les pays développés dans l’après- guerre est un événement fondamental, et le fait que tous les groupes sociaux en aient bénéficié l’est encore plus. Il est bien normal qu’un certain optimisme ait prévalu pendant les Trente Glorieuses et que les prédictions apocalyptiques du xixe siècle sur la dynamique de la répartition des richesses aient perdu en popularité. Il n’en reste pas moins que la théorie enchantée de la « courbe de Kuznets » a été formulée en grande partie pour de mauvaises raisons, et que son soubassement empirique est extrêmement fragile. Nous verrons que la forte réduction des inégalités de revenus qui se produit un peu partout dans les pays riches entre 1914 et 1945 est avant tout le produit des guerres mondiales et des violents chocs économiques et politiques qu’elles ont entraînés (notamment pour les détenteurs de patrimoines importants), et n’a pas grand- chose à voir avec le paisible processus de mobilité intersectorielle décrit par Kuznets.
Remettre la question de la répartition au coeur de l’analyse économique
La question est importante, et pas seulement pour des raisons historiques. Depuis les années 1970, les inégalités sont fortement reparties à la hausse dans les pays riches, notamment aux États- Unis, où la concentration des revenus a retrouvé dans les années 2000-2010 – voire légèrement dépassé – le niveau record des années 1910-1920 : il est donc essentiel de bien comprendre pourquoi et comment les inégalités avaient diminué la première fois. Certes, la très forte croissance des pays pauvres et émergents, et notamment de la Chine, est potentiellement une puissante force de réduction des inégalités au niveau mondial, de même que la croissance des pays riches pendant les Trente Glorieuses. Mais ce processus génère de fortes inquiétudes au sein des pays émergents, et plus encore au sein des pays riches. Par ailleurs, les impressionnants déséquilibres observés ces dernières décennies sur les marchés financiers, pétroliers et immobiliers peuvent assez naturellement susciter des doutes quant au caractère inéluctable du « sentier de croissance [p. 37] équilibré » décrit par Solow et Kuznets, et selon lequel tout est censé progresser au même rythme. Le monde de 2050 ou de 2100 sera-t-il possédé par les traders, les super-cadres et les détenteurs de patrimoines importants, ou bien par les pays pétroliers, ou encore par la Banque de Chine, à moins que ce ne soit par des paradis fiscaux abritant d’une façon ou d’une autre l’ensemble de ces acteurs ? Il serait absurde de ne pas se poser la question et de supposer par principe que la croissance est naturellement « équilibrée » à long terme.
D’une certaine façon, nous sommes en ce début de xxie siècle dans la même situation que les observateurs du xixe : nous assistons à d’impressionnantes transformations, et il est bien difficile de savoir jusqu’où elles peuvent aller, et à quoi ressemblera la répartition mondiale des richesses, entre les pays comme à l’intérieur des pays, à l’horizon de quelques décennies. Les économistes du xixe siècle avaient un immense mérite : ils plaçaient la question de la répartition au coeur de l’analyse, et ils cherchaient à étudier les tendances de long terme. Leurs réponses n’étaient pas toujours satisfaisantes – mais au moins se posaient- ils les bonnes questions. Nous n’avons dans le fond aucune raison de croire dans le caractère autoéquilibré de la croissance. Il est plus que temps de remettre la question des inégalités au coeur de l’analyse économique et de reposer les questions ouvertes au xixe siècle. Pendant trop longtemps, la question de la répartition des richesses a été négligée par les économistes, en partie du fait des conclusions optimistes de Kuznets, et en partie à cause d’un goût excessif de la profession pour les modèles mathématiques simplistes dits « à agent représentatif »[dans ces modèles, qui se sont imposés dans la recherche comme dans l’enseignement de l’économie depuis les années 1960-1970, on suppose par construction que chacun reçoit le même salaire, possède le même patrimoine et dispose des mêmes revenus, si bien que par définition la croissance bénéficie dans les mêmes proportions à tous les groupes sociaux].
Et pour remettre la répartition au coeur Une telle [p. 38] de l’analyse, il faut commencer par rassembler le maximum de données historiques permettant de mieux comprendre les évolutions du passé et les tendances en cours. Car c’est d’abord en établissant patiemment des faits et des régularités, et en confrontant les expériences des différents pays, que nous pouvons espérer mieux cerner les mécanismes en jeu et nous éclairer pour l’avenir. […]
Les principaux résultats obtenus dans ce livre
Quels sont les principaux résultats auxquels m’ont conduit ces sources historiques inédites ? La première conclusion est qu’il faut se méfier de tout déterminisme économique en cette matière : l’histoire de la répartition des richesses est toujours une histoire profondément politique et ne saurait se résumer à des mécanismes purement économiques. En particulier, la réduction des inégalités observée dans les pays développés entre les années 1900-1910 et les années 1950-1960 est avant tout le produit des guerres et des politiques publiques mises en place à la suite de ces chocs. De même, la remontée des inégalités depuis les années 1970-1980 doit beaucoup aux retournements politiques des dernières décennies, notamment en matière fiscale et financière. L’histoire des inégalités dépend des représentations que se font les acteurs économiques, politiques, sociaux, de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas, des rapports de force entre ces acteurs, et des choix collectifs qui en découlent ; elle est ce qu’en font tous les acteurs concernés.
La seconde conclusion, qui constitue le coeur de ce livre, est que la dynamique de la répartition des richesses met en jeu de puissants mécanismes poussant alternativement dans le sens de la convergence et de la divergence, et qu’il n’existe aucun processus naturel et spontané permettant d’éviter que les tendances déstabilisatrices et inégalitaires l’emportent durablement. Commençons par les mécanismes poussant vers la convergence, c’est- à- dire allant dans le sens de la réduction et de la compression des inégalités. La principale force de convergence est le processus de diffusion des connaissances et d’investissement dans les qualifications et la formation. Le jeu de l’offre et de la demande ainsi que la mobilité du capital et [p. 47] du travail, qui en constitue une variante, peuvent également oeuvrer en ce sens, mais de façon moins forte, et souvent de façon ambiguë et contradictoire. Le processus de diffusion des connaissances et des compétences est le mécanisme central qui permet à la fois la croissance générale de la productivité et la réduction des inégalités, à l’intérieur des pays comme au niveau international, comme l’illustre le rattrapage actuel des pays riches par une bonne partie des pays pauvres et émergents, à commencer par la Chine. C’est en adoptant les modes de production et en atteignant les niveaux de qualification des pays riches que les pays moins développés rattrapent leur retard de productivité et font progresser leurs revenus. Ce processus de convergence technologique peut être favorisé par l’ouverture commerciale, mais il s’agit fondamentalement d’un processus de diffusion des connaissances et de partage du savoir – bien public par excellence –, et non d’un mécanisme de marché.
D’un point de vue strictement théorique, il existe potentiellement d’autres forces allant dans le sens d’une plus grande égalité. On peut par exemple penser que les techniques de production accordent une importance croissante au travail humain et aux compétences au cours de l’histoire, si bien que la part des revenus allant au travail s’élève tendanciellement (et que la part allant au capital diminue d’autant), hypothèse que l’on pourrait appeler la « montée du capital humain ». Autrement dit, la marche en avant vers la rationalité technicienne conduirait mécaniquement au triomphe du capital humain sur le capital financier et immobilier, des cadres méritants sur les actionnaires bedonnants, de la compétence sur la filiation. Par là même, les inégalités deviendraient naturellement plus méritocratiques et moins figées (si ce n’est moins fortes en niveau) au fil de l’histoire : la rationalité économique déboucherait mécaniquement sur la rationalité démocratique, en quelque sorte.
Une autre croyance optimiste très répandue dans nos sociétés [p. 48] modernes est l’idée selon laquelle l’allongement de la durée de la vie conduirait mécaniquement au remplacement de la « guerre des classes » par la « guerre des âges » (forme de conflit qui est somme toute beaucoup moins clivante pour une société, puisque chacun est tour à tour jeune et vieux). Autrement dit, l’accumulation et la répartition des patrimoines seraient aujourd’hui dominées non plus par un affrontement implacable entre des dynasties d’héritiers et des dynasties ne possédant que leur travail, mais bien plutôt par une logique d’épargne de cycle de vie : chacun accumule du patrimoine pour ses vieux jours. Le progrès médical et l’amélioration des conditions de vie auraient ainsi totalement transformé la nature même du capital. Malheureusement, nous verrons que ces deux croyances optimistes (la « montée du capital humain », et le remplacement de la « guerre des classes » par la « guerre des âges ») sont en grande partie des illusions. Plus précisément, ces transformations – tout à fait plausibles d’un strict point de vue logique – ont partiellement eu lieu, mais dans des proportions beaucoup moins massives que ce que l’on imagine parfois. Il n’est pas sûr que la part du travail dans le revenu national ait progressé de façon véritablement significative sur très longue période : le capital (non humain) semble presque aussi indispensable au xxie siècle qu’il l’était au xviiie ou au xixe siècle, et on ne peut exclure qu’il le devienne encore davantage. De même, aujourd’hui comme hier, les inégalités patrimoniales sont à titre principal des inégalités à l’intérieur de chaque groupe d’âge, et nous verrons que l’héritage n’est pas loin de retrouver en ce début de xxie siècle l’importance qu’il avait à l’époque du Père Goriot. Sur longue période, la force principale poussant véritablement vers l’égalisation des conditions est la diffusion des connaissances et des qualifications. [p. 49]
Forces de convergence, forces de divergence
Or le fait central est que cette force égalisatrice, si importante soit- elle, notamment pour permettre la convergence entre pays, peut parfois être contrebalancée et dominée par de puissantes forces allant dans le sens contraire, celui de la divergence, c’est- à- dire de l’élargissement et de l’amplification des inégalités. De façon évidente, l’absence d’investissement adéquat dans la formation peut empêcher des groupes sociaux entiers de bénéficier de la croissance, ou même peut les conduire à se faire déclasser par de nouveaux venus, comme le montre parfois le rattrapage international actuellement à l’oeuvre (les ouvriers chinois prennent la place des ouvriers américains et français, et ainsi de suite). Autrement dit, la principale force de convergence – la diffusion des connaissances – n’est qu’en partie naturelle et spontanée : elle dépend aussi pour une large part des politiques suivies en matière d’éducation et d’accès à la formation et à des qualifications adaptées, et des institutions mises en place dans ce domaine. Dans le cadre de ce livre, nous allons mettre l’accent sur des forces de divergence plus inquiétantes encore, dans la mesure où elles peuvent se produire dans un monde où tous les investissements adéquats en compétences auraient été réalisés, et où toutes les conditions de l’efficacité de l’économie de marché – au sens des économistes – seraient en apparence réunies. Ces forces de divergence sont les suivantes : il s’agit d’une part du processus de décrochage des plus hautes rémunérations, dont nous allons voir qu’il peut être très massif, même s’il reste à ce jour relativement localisé ; il s’agit d’autre part et surtout d’un ensemble de forces de divergence liées au processus d’accumulation et de concentration des patrimoines dans un monde caractérisé par une croissance faible et un rendement élevé du capital. Ce second processus est potentiellement plus déstabilisant que le [p. 50] premier, et constitue sans doute la principale menace pour la dynamique de la répartition des richesses à très long terme.
Entrons immédiatement dans le vif du sujet. Nous avons représenté sur les graphiques I.1 et I.2 deux évolutions fondamentales que nous allons tenter de comprendre, et qui illustrent l’importance potentielle de ces deux processus de divergence. Les évolutions indiquées sur ces graphiques ont toutes des formes de « courbe en U », c’est- à- dire d’abord décroissantes puis croissantes, et on pourrait croire qu’elles correspondent à des réalités similaires. Pourtant, il n’en est rien : ces évolutions renvoient à des phénomènes tout à fait différents, reposant sur des mécanismes économiques, sociaux et politiques bien distincts. En outre, la première évolution concerne avant tout les États- Unis, et la seconde concerne principalement l’Europe et le Japon. Il n’est certes pas exclu que ces deux évolutions et ces deux forces de divergence finissent par se cumuler dans les mêmes pays au cours du xxie siècle – et de fait nous verrons que cela est déjà partiellement le cas –, voire au niveau de la planète entière, ce qui pourrait conduire à des niveaux d’inégalités inconnus dans le passé, et surtout à une structure des inégalités radicalement nouvelle. Mais à ce jour ces deux évolutions saisissantes correspondent pour l’essentiel à deux phénomènes distincts.
La première évolution, représentée sur le graphique I.1, indique la trajectoire suivie par la part du décile supérieur de la hiérarchie des revenus dans le revenu national américain au cours de la période 1910-2010. Il s’agit simplement de l’extension des séries historiques établies par Kuznets dans les années 1950. On retrouve de fait la forte compression des inégalités observée par Kuznets entre 1913 et 1948, avec une baisse de près de quinze points de revenu national de la part du décile supérieur, qui atteignait 45 %- 50 % du revenu national dans les années 1910-1920, et qui est passée à 30 %- 35 % à la fin des années 1940. L’inégalité se stabilise ensuite à ce niveau dans les années 1950-1970. Puis on [p. 51] observe un très rapide mouvement allant en sens inverse depuis les années 1970-1980, à tel point que la part du décile supérieur retrouve dans les années 2000-2010 un niveau de l’ordre de 45 %- 50 % du revenu national. L’ampleur du retournement est impressionnante. Il est naturel de se demander jusqu’où peut aller une telle tendance.
Nous verrons que cette évolution spectaculaire correspond pour une large part à l’explosion sans précédent des très hauts revenus du travail, et qu’elle reflète avant tout un phénomène de sécession des cadres dirigeants des grandes entreprises. Une explication possible est une montée soudaine du niveau de qualifications et de productivité de ces super- cadres, par comparaison à la masse des autres salariés. Une autre explication, qui me semble plus plausible, et dont nous verrons qu’elle est nettement plus cohérente avec les faits observés, est que ces cadres dirigeants sont dans une large mesure en capacité de fixer leur propre rémunération, parfois sans aucune retenue, et souvent sans relation claire avec leur productivité individuelle [p. 52],
au demeurant très difficile à estimer au sein d’organisations de grande taille. Cette évolution s’observe surtout aux États- Unis, et à un degré moindre au Royaume-Uni, ce qui peut s’expliquer par l’histoire particulière des normes sociales et fiscales qui caractérise ces deux pays au cours du siècle écoulé. La tendance est à ce jour plus limitée dans les autres pays riches (Japon, Allemagne, France et autres pays d’Europe continentale), mais la pente pousse dans la même direction. Il serait bien hasardeux d’attendre que ce phénomène prenne partout la même ampleur qu’aux États- Unis avant de s’en préoccuper et de l’analyser aussi complètement que possible – ce qui n’est malheureusement pas si simple, compte tenu des limites des données disponibles.
La force de divergence fondamentale : r > g
La seconde évolution, représentée sur le graphique I.2, renvoie à un mécanisme de divergence qui est d’une certaine façon plus simple et plus transparent, et qui est sans doute plus déterminant encore pour l’évolution à long terme de la répartition des richesses. Le graphique I.2 indique l’évolution au Royaume-Uni, en France et en Allemagne de la valeur totale des patrimoines privés (immobiliers, financiers et professionnels, nets de dettes), exprimée en années de revenu national, des années 1870 aux années 2010. On notera tout d’abord la très grande prospérité patrimoniale qui caractérise l’Europe de la fin du xixe siècle et de la Belle Époque : la valeur des patrimoines privés s’établit autour de six-sept années de revenu national, ce qui est considérable. On constate ensuite une forte chute à la suite des chocs des années 1914-1945 : le rapport capital/revenu tombe à tout juste deux- trois années de revenu national. Puis on observe une hausse continue depuis les années 1950, à tel point que les patrimoines privés semblent en passe de retrouver en ce début de xxie siècle [p. 54] les sommets observés à la veille de la Première Guerre mondiale : le rapport capital/revenu se situe dans les années 2000-2010 autour de cinq- six années de revenu national au Royaume- Uni comme en France (le niveau atteint est plus faible en Allemagne, qui il est vrai partait de plus bas : la tendance est tout aussi nette).
Cette « courbe en U » de grande ampleur correspond à une transformation absolument centrale, sur laquelle nous aurons amplement l’occasion de revenir. Nous verrons en particulier que le retour de rapports élevés entre le stock de capital et le flux de revenu national au cours des dernières décennies s’explique pour une large part par le retour à un régime de croissance relativement lente. Dans des sociétés de croissance faible, les patrimoines issus du passé prennent naturellement une importance disproportionnée, car il suffit d’un faible flux d’épargne nouvelle pour accroître continûment et substantiellement l’ampleur du stock [p. 54].
Si de surcroît le taux de rendement du capital s’établit fortement et durablement au-delà du taux de croissance (ce qui n’est pas automatique, mais est d’autant plus probable que le taux de croissance est faible), alors il existe un risque très fort de divergence caractérisée de la répartition des richesses. Cette inégalité fondamentale, que nous noterons r > g – où r désigne le taux de rendement du capital (c’est- à- dire ce que rapporte en moyenne le capital au cours d’une année, sous forme de profits, dividendes, intérêts, loyers et autres revenus du capital, en pourcentage de sa valeur), et où g représente le taux de croissance (c’est- à- dire l’accroissement annuel du revenu et de la production) –, va jouer un rôle essentiel dans ce livre. D’une certaine façon, elle en résume la logique d’ensemble. Lorsque le taux de rendement du capital dépasse significativement le taux de croissance – et nous verrons que cela a presque toujours été le cas dans l’histoire, tout du moins jusqu’au xixe siècle, et que cela a de grandes chances de redevenir la norme au xxie siècle –, cela implique mécaniquement que les patrimoines issus du passé se recapitalisent plus vite que le rythme de progression de la production et des revenus. Il suffit donc aux héritiers d’épargner une part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble. Dans ces conditions, il est presque inévitable que les patrimoines hérités dominent largement les patrimoines constitués au cours d’une vie de travail, et que la concentration du capital atteigne des niveaux extrêmement élevés, et potentiellement incompatibles avec les valeurs méritocratiques et les principes de justice sociale qui sont au fondement de nos sociétés démocratiques modernes. Cette force de divergence fondamentale peut en outre être renforcée par des mécanismes additionnels, par exemple si le taux d’épargne progresse fortement avec le niveau de [p. 55] richesse, et plus encore si le taux de rendement moyen effectivement obtenu est d’autant plus élevé que le capital initial est important (or nous verrons que cela semble être de plus en plus le cas). Le caractère imprévisible et arbitraire des rendements du capital et des formes d’enrichissement qui en découlent constitue également une forme de remise en cause de l’idéal méritocratique. Enfin, tous ces effets peuvent être aggravés par un mécanisme de type ricardien de divergence structurelle des prix immobiliers ou pétroliers.
Résumons. Le processus d’accumulation et de répartition des patrimoines contient en lui-même des forces puissantes poussant vers la divergence, ou tout du moins vers un niveau d’inégalité extrêmement élevé. Il existe également des forces de convergence, qui peuvent fort bien l’emporter dans certains pays ou à certaines époques, mais les forces de divergence peuvent à tout moment prendre le dessus, comme cela semble être le cas en ce début de xxie siècle, et comme le laisse présager l’abaissement probable de la croissance démographique et économique dans les décennies à venir. Mes conclusions sont moins apocalyptiques que celles impliquées par le principe d’accumulation infinie et de divergence perpétuelle exprimé par Marx (dont la théorie repose implicitement sur une croissance rigoureusement nulle de la productivité à long terme). Dans le schéma proposé, la divergence n’est pas perpétuelle, et elle n’est qu’un des avenirs [p. 56] possibles. Mais elles ne sont pas pour autant très réjouissantes.
En particulier, il est important de souligner que l’inégalité fondamentale r > g, principale force de divergence dans notre schéma explicatif, n’a rien à voir avec une quelconque imperfection de marché, bien au contraire : plus le marché du capital est « parfait », au sens des économistes, plus elle a de chances d’être vérifiée. Il est possible d’imaginer des institutions et des politiques publiques permettant de contrer les effets de cette logique implacable – comme un impôt mondial et progressif sur le capital. Mais leur mise en place pose des problèmes considérables en termes de coordination internationale. Il est malheureusement probable que les réponses apportées seront en pratique beaucoup plus modestes et inefficaces, par exemple sous la forme de replis nationalistes de diverses natures.
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