Gilles Deleuze, R comme résistance

by gabriella

La philosophie crée des concepts, et dés que l’on crée, on résiste. Les artistes, les cinéastes, les musiciens, les mathématiciens, les philosophes, tout ces gens là résistent. Mais ils résistent à quoi exactement ?

Deleuze : Ils résistent d’abord aux entraînements et aux vœux de l’opinion courante, c’est à dire à tout ce domaine d’interrogations imbéciles. Ils ont vraiment la force d’exiger leur rythme à eux, on ne leur fera pas lâcher n’importe quoi dans des conditions prématurées, tout comme on ne bousculera pas un artiste, personne n’a le droit de bousculer un artiste. Que créer ce soit résister, je crois… Il y a un auteur que j’ai lu récemment qui me frappe beaucoup à cet égard, je crois qu’un des motifs de l’art et de la pensée c’est une certaine “honte d’être un homme”. Je crois que l’homme, l’artiste, l’écrivain qui l’a dit le plus profondément c’est Primo Levi. Il dit: “quand j’ai été libéré ce qui dominait c’était la honte d’être un homme”. Alors c’est une phrase à la fois très splendide, très belle, mais ce n’est pas abstrait, c’est très très concret la honte d’être un homme. Mais elle ne veut pas dire les bêtises que l’on risque de lui faire dire : ça ne veut pas dire que nous sommes tous des assassins, ou ça ne veut pas dire que nous sommes tous coupables, par exemple que nous sommes tous coupables face au nazisme. Primo Levi le dit admirablement, cela ne veut pas dire que les bourreaux et les victimes soient les mêmes, ça, on ne nous fera pas croire ça. Il y a beaucoup de gens qui nous racontent que nous sommes tous coupables; mais non non non, rien du tout. On ne me fera pas confondre le bourreau et la victime. Moi je crois que, à la base de l’art, il y a cette idée ou ce sentiment très vif: une certaine honte d’être un homme qui fait que l’art consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée. L’homme ne cesse pas d’emprisonner la vie, il ne cesse pas tuer la vie. L’artiste c’est celui que libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle. Ce n’est pas “sa” vie. Libérer la vie, libérer la vie des prisons que l’homme… et c’est ça résister… c’est ça résister… On le voit bien avec ce que les artistes font. Il n’y a pas d’art qui ne soit une libération d’une puissance de vie. Il n’y a pas d’art de la mort d’abord. Bien plus, quand je parle de la honte d’être un homme, ce n’est même pas au sens grandiose de Primo Levi, parce que si l’on ose dire une chose comme ça… Mais chacun de nous, dans notre vie quotidienne, il y a des événements minuscules qui nous inspirent la honte d’être un homme. On assiste à une scène ou quelqu’un est vraiment un peu trop vulgaire, on ne va pas faire une scène, on est gêné. On est gêné pour lui, on est gêné pour soi puisqu’on à l’air de le supporter. Là aussi on passe une espèce de compromis. Et si on protestait en disant “mais c’est ignoble ce que tu dis” ? On en ferait un drame. On est piégé. ça ne se compare pas avec Auschwitz, mais même à ce niveau minuscule, il y a une petite honte d’être un homme. Si on éprouve pas cette honte il n’y a pas de raison de faire de l’art. Oui, je ne peux pas dire autre chose.

C.P : Mais quand tu crée justement, quand tu es un artiste, tu sens ces dangers tout le temps? Les dangers qui entourent, il y a des dangers partout?

G.D : Mais évidemment… oui. En philosophie aussi, nuire à la bêtise, résister à la bêtise. Mais s’il n’y avait pas de philosophie… les gens font comme si la philosophie après tout c’est bon pour les conversations d’après dîner. Mais s’il n’y avait pas de philosophie on ne se doute pas du niveau de la bêtise. La philosophie empêche la bêtise d’être aussi grande qu’elle serait s’il n’y avait pas de philosophie, c’est sa splendeur. On ne se doute pas de ce que ce serait, tout comme s’il n’y avait pas les arts, mais la vulgarité des gens… tu sais… Alors quand on dit “créer c’est résister” c’est effectif. Le monde ne serait pas ce qu’il est s’il n’y avait pas l’art, parce que là les gens ne se tiendraient plus. Ce n’est pas qu’ils lisent la philosophie, mais c’est sa “seule existence” qui empêche les gens d’être… aussi stupides et aussi bêtes qu’ils le seraient s’il n’y avait pas le …

C.P : Et toi par exemple quand on annonce la mort de la pensée, tu sais qu’il y a des gens qui annoncent la mort de la pensée, la mort du cinéma, la mort de la littérature… ça te fait rigoler?

G.D : Il n’y a pas de mort, il n’y a que des assassinats, alors c’est très simple. Peut-être qu’on assassinera le cinéma, ça c’est possible. Mais il n’y a pas de mort naturelle, non. Pour une raison simple: tant que quelque chose ne tiendra pas et ne prendra pas la fonction de la philosophie, la philosophie aura toute raison de subsister. Et si quelque chose prend la fonction de la philosophie, je ne vois pas en quoi c’est autre chose que de la philosophie. Si on dit par exemple que la philosophie consiste à créer des concepts, et par là, à nuire à la bêtise, à empêcher la bêtise, pourquoi veux-tu qu’elle meure la philosophie? On peut l’empécher, on peut la censurer, on peut l’assassiner, mais… elle une fonction, elle ne va pas mourir. La mort de la philosophie ça m’a toujours paru une idée d’imbécile, c’est une idée idiote. Ce n’est pas que je tienne à… je suis très content qu’elle ne meure pas, mais je ne comprends même pas ce que ça veut dire “la mort de la philosophie”, ça me parait une idée un peu débile, gentillette, pour dire quelque chose, pour dire “les choses changent”… Mais qu’est-ce qui va remplacer la philosophie? Qu’est-ce qui va créer des concepts? Alors on peut me dire qu’il ne faut plus créer de concepts. Et bien oui, et la bêtise règne. Très bien, ce sont les idiots, ils veulent la peau de philosophie. Mais qu’est-ce qui va créer des concepts? C’est l’informatique? Ce sont les publicitaires? Ils emploient le mot “concept”. Très bien, et bien on aura les concepts de publicité, c’est le concept d’une marque de nouilles… ça ne risque pas de faire beaucoup de rivalité avec la philosophie, parce que je ne crois pas que le mot “concept” soit employé de la même manière, mais aujourd’hui c’est plutôt la publicité qui se présente comme la rivale directe de la philosophie, puisqu’ils nous disent “c’est nous qui inventons les concepts”. Mais les concepts de l’informatique, les concepts des ordinateurs, ça fait plutôt rire ce qu’ils appellent “un concept”. Faut pas s’en faire…

C.P : Est-ce qu’on peut dire que toi, Félix, Foucault, vous formez des réseaux de concepts comme des réseaux de résistance, comme une machine de guerre contre une pensée dominante ou des lieux communs?

G.D : Oui, oui, pourquoi pas… ce serait bien si c’était vrai, ce serait très bien. En tout cas le réseau est sûrement le seul… Si on ne fait pas des écoles, et les écoles ça ne me parait pas très très bon encore une fois. Si on fait pas des écoles il n’y a que le régime des réseaux, des complicités… Bien sur, ça a toujours été comme ça d’ailleurs à toutes les époques. Alors qu’il y ait des réseaux aujourd’hui j’en suis sur, oui. C.P : Des réseaux de résistance? G.D : Par là même oui… la fonction du réseau c’est de résister et de créer.

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